Depuis 1982 pendant trente ans, l’Etat et les autorités territoriales des trois départements/régions de la Caraïbe ont porté le projet d’une grande politique éducative, scientifique et culturelle en Amérique : la création puis le développement de la défunte Université des Antilles-Guyane (UAG) promettaient l’ouverture socio-économique vers le continent américain, si nécessaire pour l’avenir de la jeunesse des deux îles et de la Guyane. Le démantèlement de l’UAG en deux universités compromet aujourd’hui cette perspective. Il n’est pourtant pas trop tard pour renouer les fils de l’ambition et de l’espoir d’une université française capable de rayonner dans la zone américaine.
C’est bien connu depuis des décennies, et l’aporie ne cesse de s’aggraver : alors que la dépense publique par habitant est pratiquement deux fois plus élevée dans les outremers français que dans l’Hexagone —toutes classes d’âge confondues et tous comptes faits, dépenses budgétaires et dépenses fiscales spécifiques additionnées — les paramètres sociaux les plus significatifs (niveau de revenu des familles, taux de chômage jeune et adulte, résultats scolaires, équipement ou encadrement des hôpitaux) y sont deux fois plus dégradés qu’en Métropole ; jusqu’à offenser la République, dont la renaissance en 1946 avait étendu les trois promesses de sa devise aux anciennes colonies. Absence de véritables stratégies de développement, captation ou évaporation des subventions économiques, sur-rémunération des agents publics, gabegie administrative sont les causes principales de cette situation documentée à l’envi, que la gestion erratique de la crise sanitaire a exacerbée ; jusqu’à officialiser par les urnes dans les trois océans une dégradation du sens même de la relation à la France, qu’ont exprimée les divagations du corps électoral ultra-marin lors des deux dernières consultations nationales : assimilation purement formelle des « quatre vieilles » de l’Atlantique ou de l’Océan Indien, autonomisation tout aussi illusoire des territoires du Pacifique, l’idée s’est installée maintenant dans les populations concernées — non plus seulement chez les « sachants » — que la France n’a pas été à la hauteur de son ambition émancipatrice qu’elle esquive ouvertement aujourd’hui dans le renoncement à l’un de ses principes existentiels, comme en témoigne le traitement constitutionnel hors sol de la misère dans le département de Mayotte.
Si le destin du pays peut encore se jouer à l’échelle mondiale, il convient sans plus de retard de tirer les leçons de cet échec de la France outremer, que l’apathie ultra-marine du premier quinquennat de l’actuel Président de la République ne fait qu’accélérer, et qui n’est qu’accessoirement le fait de l’inertie ou de la duplicité des élites locales sur lesquelles se défaussait voici peu un précédent ministre des outremers à propos de l’état du réseau d’adduction d’eau de la Guadeloupe. Qu’exprime donc en ce mois d’avril 2024, qu’annonce peut-être le couvre-feu qui pèse soudain sur la jeunesse de Pointe à Pitre ?
Ce délitement accéléré du lien nationale est le fruit vénéneux de l’absence de continuité et de l’incohérence dans l’action de l’État depuis trois quarts de siècle.
Illustration par l’incurie de la politique universitaire de la France dans les outremers d’Amérique.
La désagrégation du dispositif universitaire français en Amérique
Qui se souvient de l’Université des Antilles et de la Guyane (UAG), morte à 32 ans en 2014 ? Combien d’ailleurs en métropole ont appris à l’époque cette disparition sans faire-part de décès ni avis d’obsèques ? Une crise locale née de l’éviction d’un prétendant guyanais plus légitime qu’aucun autre à la présidence de l’Université avait servi d’aubaine pour satisfaire une vieille revendication portée au sein du gouvernement de l’époque par une ancienne députée de Guyane devenue l’influente ministre de la Justice : la création d’une université de plein exercice en Guyane aux lieu et place de l’ancien « pôle » cayennais de l’UAG ; avec pour corollaire le démantèlement de ladite UAG et la constitution d’une université résiduelle des Antilles (n’associant plus désormais que la Guadeloupe et la Martinique) dont le siège est resté à Pointe-à-Pitre. L’entreprise culturelle, scientifique et sociale la plus importante et la plus significative de la France moderne en Amérique était désagrégée d’un coup avec la bénédiction discrète du chef de l’État, sans bruit et sans émotion apparente, ni localement dans un manque de vision et de volonté propice aux replis identitaires, ni nationalement dans l’habituelle indifférence hexagonale aux enjeux ultramarins : les élite territoriales ont regardé ailleurs, et les cabinets ministériels concernés ont « géré » depuis Paris mise en bière et accouchements.
Huit ans après, cette décision à l’emporte pièce a engendré une situation inquiétante pour les deux nouvelles universités, désolante pour la France.
Le devenir des deux nouvelles universités est inquiétant pour des raisons différentes. L’Université de Guyane (UG) née prématurément et sans préparation — avec trop peu d’étudiants et pourtant sous-encadrée et sous-équipée — peine à décoller sur une démographie certes galopante mais encore insuffisante et très hétérogène ; même promise à des effectifs étudiants importants et à un destin intéressant en écologie et sciences appliquées au domaine spatial, elle ne pourra pas maîtriser son avenir d’université francophone si elle demeure isolée sur le continent sud-américain entre Brésil et Surinam. Quant à l’Université des Antilles (UA), elle n’associe que juridiquement deux îles dont la population vieillissante stagne, et elle voit disparaître les solidarités issues de la spécialisation et de la complémentarité initiales de leurs campus (plutôt Sciences dures à Fouillole en Guadeloupe, plutôt Lettres et Sciences humaines à Schoelcher en Martinique) : engagée sur chaque site insulaire dans une course à la généralisation des compétences qui ne favorise pas leur approfondissement, rongée par la chicane en l’absence de projet global, l’UA peine à entretenir la substance scientifique héritée de l’UAG et se scinde progressivement en deux micro-universités qui pourraient dégénérer en collèges propédeutiques si elle devenait incapable de porter les laboratoires et formations doctorales qui nourrissent les enseignements. Elle perd en tout cas de l’attractivité et des étudiants, les bacheliers des familles aisées lui préférant la Métropole ou le Québec beaucoup plus souvent qu’à l’époque de l’UAG.
Cette évolution hypothèque l’influence de la France dans cette région du monde, a fortiori les responsabilités qu’elle devrait y exercer.
Une telle régression est d’abord inadmissible pour les trois « vieilles colonies » de l’Atlantique, martyrisées deux cents ans durant par la traite et l’esclavage, exploitées pendant plus de trois siècles dans l’économie de plantation, devenues départements à la Libération mais du même coup placées sous perfusion économique, et où l’arrivée de l’enseignement supérieur et de la recherche en 1982 avait été reçue puis vécue comme un vecteur déterminant d’émancipation et de développement : l’appropriation de l’Université par les sociétés locales ne fait aucun doute, comme en témoignent la croissance constante du nombre des étudiants jusqu’en 2014, la délivrance de dizaines de milliers de diplômes dont des centaines de doctorats auxquels la plupart des lauréats n’auraient pas eu accès sans université sur place, et la « caribéanisation » rapide du corps d’enseignants-chercheurs. Ce serait un paradoxe douloureux que les universitaires antillais et guyanais aujourd’hui les plus nombreux sur les trois campus de l’ex UAG, pour avoir choisi de consacrer leur activité à leurs pays — certains après un parcours de formation complet à l’UAG —, voient se tarir notamment la recherche appliquée au monde caribéen qu’ils ont souvent initiée et qu’ils animent dans toutes les grandes disciplines. Si le délitement en cours devait se poursuivre, la France d’Amérique aurait perdu la partie avec eux, et eux avec la France.
Bâtir le « Grand Etablissement » scientifique, culturel et professionnel d’Amérique
Invention précipitée des inspections générales et du cabinet du ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche dans le contexte local agité des années 2013-2014, l’actuelle université des Antilles est une chimère parisienne dont les résultats dans le champ de l’écologie et l’entrée dans le classement de Shangaï ne doivent pas faire illusion : privée du trait d’union entre les deux îles qu’était la Guyane au sein de l’UAG, elle est vouée à la poursuite du processus de dislocation qui permettra seulement à chacun des deux sites universitaires — forts de leur nouvelle complétude disciplinaire en matière d’enseignement — de choisir et de dispenser les formations supérieures initiales et continues adaptées à sa propre population, sa propre société insulaire. Les choses étant ce qu’elles sont, ce scénario doit maintenant être encouragé plutôt que freiné, car seule l’émergence d’une université de Guadeloupe et d’une université de Martinique autonomes, et leur alliance avec l’université de Guyane, peut déclencher un élan nouveau ; et une recomposition du dispositif universitaire français en Amérique par l’association volontaire de ses trois unités au niveau des études doctorales et en recherche. C’est leur intérêt propre, leur intérêt commun, et l’intérêt de la France tout entière.
Il n’est pas trop tard, si une volonté politique s’exprime en ce sens au plus haut niveau de l’État, pour empêcher le gâchis des milliards investis depuis la création de l’UAG et même pour valoriser cet énorme investissement en renouant avec le projet formulé voici quarante ans : constituer dans l’espace caribéen, à l’interface des deux continents américains, un pôle universitaire francophone puissant, comparable à celui des West Indies, qui se renforcerait dans d’étroits partenariats avec les universités francophones d’Haïti et du Québec, et qui ouvrirait l’avenir de ses jeunes diplômés non seulement vers l’Hexagone ou l’Europe, mais d’abord sur leur environnement américain.
Sans doute ne faut-il jamais rêver des « effets de structure », mais il est possible de partir de l’existant pour mettre en place, dans un premier temps, un établissement public de type COMUE ou EPEx dont le projet phare serait de fédérer sous une gouvernance partagée les laboratoires et les formations pré-doctorales, doctorales et post-doctorales des trois universités ; et de piloter des fonctions stratégiques communes telles l’agro-alimentaire et les énergies vertes, les transferts de technologies, les relations internationales de proximité, l’enseignement du “français langue étrangère”.
Appelé à se transformer en “Grand Établissement”, il devrait associer les différents organismes scientifiques présents dans la zone jusqu’à St Pierre et Miquelon (CNRS, INSERM, INRIA, INRAE, IRD) ainsi que le CNES.
Le montage réclamerait sans doute un peu de temps et du savoir-faire en ingénierie administrative pour la définition délicate des équilibres internes et le ciblage des objectifs internationaux ; et un tel projet nécessiterait la constitution d’une équipe experte et volontaire associant les trois présidents d’universités, les ministères concernés au premier chef (Enseignement Supérieur et Recherche, Économie, Affaires étrangères et Europe, Intérieur et Outremers) ainsi que des représentants qualifiés des exécutifs territoriaux et les grands acteurs de l’économie caribéenne. Les possibles protagonistes d’une entreprise de cette nature existent dans l’Hexagone comme sur place, ainsi que les ressources humaines d’un pilotage talentueux dont la réussite n’est pas essentiellement une question de moyens — équipements ou emplois — puisqu’ils sont en place pour l’essentiel.
Mais la perspective ne fait sens que si elle est portée par une ambition internationale significative, si elle s’inscrit dans la stratégie culturelle et scientifique d’une véritable politique ultramarine de la France, enfin.
La clef : l’interministérialité et la mobilisation des réseaux culturels français
Cela signifie que le développement de la nouvelle université de la France en Amérique, sa capacité autonome à performer en enseignement, en recherche et en transferts de technologie, ne dépend pas seulement d’elle et de son ministère de tutelle.
Elle devra attirer, recruter étudiants et intervenants dans tous les États des Antilles petites et grandes, et sur les deux continents américains.
Son succès se mesurera à l’aune de son intégration aux mouvements scientifiques et économiques de la Caraïbe, des principaux pays d’Amérique du Sud et Centrale, du Mexique, des USA et du Canada ; il passe nécessairement par l’implication des ambassades et consulats français dans les pays concernés — totalement hors jeu jusqu’alors — et d’abord par la mobilisation, au soutien du travail universitaire, de deux réseaux uniques au monde : celui des Lycées français à l’étranger et celui des Alliances françaises, en l’occurrence une quarantaine d’établissements du second degré et 300 associations de droit local dans la zone américaine.
Si l’on élargit le champ pour terminer, on ne voit pas ce qui fait obstacle, sauf de vieilles résistances culturelles, et autres cloisonnements administratifs, à ce que partout dans le monde les Alliances deviennent en fonction de leur implantation les points d’appui — d’information, de communication — des universités françaises d’Amérique, d’Océanie, de Mélanésie, d’Afrique orientale et bien sûr d’Europe.
Il est aussi grand temps d’autre part, s’agissant du réseau des établissements scolaires français de l’étranger sur chaque continent, quel que soit leur statut étatique ou associatif, de valoriser l’investissement humain et financier de 3, 8 voire 10 ou 12 années de formation conduisant tous les ans au baccalauréat des milliers de jeunes de tous pays dont les familles ont choisi l’enseignement français… et doivent y renoncer aux portes de l’enseignement supérieur, sitôt les résultats de l’examen proclamés, faute d’un accès privilégié à nos facultés : il s’agit d’accrocher au diplôme une bourse d’études supérieures et un billet d’avion aller/retour par an vers l’université française la plus proche, souvent ultramarine. Une telle initiative sublimerait à bon compte en quelques décennies, par la communauté linguistique et la connivence culturelle, toute la relation au monde de notre pays.
Une grande politique de formation et de développement scientifique est possible outremer — pratiquement avec les moyens du bord — qui conditionne tout le reste ; y compris l’émergence depuis les trois territoires français d’une économie caribéenne autonome dirigée sur l’Amérique centrale et le continent sud-américain, qui leur ouvrirait l’avenir.
Rien ne s’oppose à l’espoir.
Jean-Claude Fortier
Ancien Professeur à l’Université des Antilles et de la Guyane
Président honoraire de la Conférence des Recteurs Français