La lecture du Canard enchaîné au lendemain d’une soirée électorale est toujours un moment savoureux. L’édition datée du 12 juin 2024, faisant donc suite aux Européennes et à la dissolution de l’Assemblée nationale par le Président de la République, n’a pas échappé à cette règle[1]. Il est vrai que l’actualité des jours précédents avait été particulièrement riche, et offrait matière à de nombreux et croustillants bruits de couloir. Pour autant, ce n’est pas une de ces révélations plus ou moins invérifiables qui, ce jour-là, a retenu notre attention mais deux dessins invitant, chacun à leur manière, à interroger l’idée d’une spécificité du vote breton en matière de Front puis de Rassemblement national, et par extension de droite nationaliste, pour reprendre la terminologie de l’historien G. Richard[2].
La victoire en Bretagne du RN
En 5e page, Delambre croque une Bigoudène dont la coiffe n’est plus en dentelle mais est faite d’une urne remplie de bulletins de vote estampillés RN. Le message est on ne peut plus clair : « La Bretagne aussi : évolution du costume traditionnel ». Caustique, le trait illustre des résultats sans appel à l’échelle de la région administrative : non seulement la liste de Jordan Bardella y arrive en tête mais elle dépasse celle de Raphaël Glucksmann de plus de 7 points, celle de Valérie Hayer de plus de 8, et l’emporte dans chacun des 4 départements (jusqu’à 28,57% en Morbihan, plus de dix points devant la liste Ensemble). En Loire-Atlantique, l’écart entre la liste de Jordan Bardella est moins important mais c’est bel et bien le Rassemblement national qui l’emporte (22,67% contre 19,47).
Au niveau communal, la situation est certes plus nuancée. À Nantes et Rennes, le RN n’arrive qu’en cinquième position mais en troisième à Vannes, en deuxième à Saint-Nazaire, Brest, Quimper, Saint-Malo, Saint-Brieuc ou encore Lannion et Douarnenez. Il gagne à Lorient, Ploemeur et Lanester ainsi qu’à Fougères, Concarneau et Loudéac. A Carhaix, le célèbre fief du festival des Vieilles charrues, il l’emporte avec plus de 30% des voix et dix points d’avance sur la Liste d’union à gauche. Pour La Croix, le constat est sans appel : « En Bretagne, région historiquement modérée et bastion des démocrates-chrétiens, le vote RN a bousculé des équilibres en place depuis quatre-vingts ans »[3]. En d’autres termes, alors que les électeurs dans les cinq départements de la Bretagne historique – c’est-à-dire en incluant dans l’analyse la Loire-Atlantique – étaient habituellement peu enclins à voter pour la droite nationaliste et à se laisser séduire par les revendications identitaires, ils auraient cette fois-ci retourné leur caban.
Cette manière de voir prolonge un discours bien installé. Dans un ouvrage fort documenté paru il y a deux ans, l’historien C. Bougeard montre comment la péninsule armoricaine passe dans la seconde moitié du XXe siècle de la droite à la gauche et, ce faisant, relègue aux confins électoraux le FN puis le RN[4]. Quant au politiste R. Pasquier, il prend lui aussi fait et cause pour une spécificité du vote breton, celui-ci étant tenu pour être plus rétif que les autres à la droite nationaliste.
À en croire ses propos relayés sur le site de L’Express, ceci serait la conséquence d’un « héritage démocrate-chrétien » et d’un « républicanisme laïc » qui aurait « toujours animé les élections dans la région »[5].
Aussi explique-t-il à Ouest-France que les résultats du 9 juin révèlent avant tout la réactivation d’un clivage ancien entre villes et campagnes.
Cette fracture de l’opinion prospérerait sur la base de considérations culturelles prenant appui sur la peur de l’immigration et sur le « sentiment que les choses changent et pas dans le bon sens »[6].
Des chiffres et des lettres
Pourtant, lorsqu’on fait l’effort de prendre en compte les professions de foi et les programmes, alors on observe que l’électorat en Bretagne est bien plus sensible aux questions identitaires que ce que l’on veut généralement bien dire. Et ce depuis fort longtemps. Plus encore, celles-ci ne sauraient être l’apanage de la droite nationaliste. Organe de l’Union démocratique bretonne (UDB), parti régionaliste s’affirmant de gauche, Le Peuple breton le montre sans aucune ambiguïté au travers de rubriques culturelles dont la portée ne doit pas tromper[7]. Bagadou, festnoz, livres d’histoire et autres actions en faveur des costumes « traditionnels » relèvent en effet d’un programme gramscien éminemment performatif[8]. D’ailleurs, dans les « 3 axes essentiels » définis dans Le Peuple breton en décembre 1985 par la direction de l’UDB en prévision des élections régionales de l’année suivante, « l’affirmation de l’existence du peuple breton » préexiste à toute autre considération, y compris la « dimension socialiste » de l’action du parti. Certes, dans les années 1970-1980, ce sont encore les thématiques sociales qui tiennent le haut du pavé. Mais il n’en demeure pas moins que la rhétorique identitaire est bien présente. En 1993, Armand Barth porte dans la 5e circonscription des Côtes d’Armor, couvrant Lannion et Paimpol, les couleurs de l’Alternative Rouge Verte et de l’UDB. Son programme est articulé en 5 axes, dont le dernier est « la promotion de l’identité bretonne », ambition qui passe notamment par la signature par la France de la convention européenne sur les langues minoritaires ou régionales, la reconnaissance officielle de la langue bretonne dans « les actes de la vie publique », le développement d’une filière bilingue d’enseignement ainsi que la création d’un « service public breton (et en breton) de radio et de télévision ».
Aussi, sans nécessairement remonter à la nébuleuse Breiz Atao, aujourd’hui bien connue grâce aux travaux de l’historien S. Carney, force donc est de constater que le régionalisme en Bretagne appuie son discours politique sur des thématiques identitaires liées à la sauvegarde de la langue et d’une certaine idée de la culture[9].
Mais celles-ci ne sauraient être l’apanage exclusif des partis se réclamant de la Bretagne. En 1978, l’océanographe Paul Tréguer, qui porte les couleurs du Front autogestionnaire breton mais aussi du PSU dans la deuxième circonscription du Finistère, affirme par exemple qu’il ne peut y avoir de « socialisme sans reconnaissance des droits des Peuples de France ».
Candidat dans le Morbihan aux législatives de 1993 sous la bannière du Parti socialiste, Jean-Pierre Le Roch entend « promouvoir l’identité culturelle en adoptant la Charte Européenne en faveur des langues régionales, en développant l’enseignement du breton (classes bilingues) ». Député de Ploërmel lors de la 16e législature, un temps encarté à l’UDB mais investi en 2017 par La République en marche, le militant linguistique de longue date Paul Molac est un exemple frappant de cette centralité croissante de la rhétorique identitaire dans des discours qui participent bien souvent d’un fort credo décentralisateur. Plus que de confusion, c’est d’une thématique structurant l’ensemble du champ politique dans la péninsule armoricaine dont il s’agit. Et là est une tendance ancienne, bien antérieures aux stratégies de « marketing territorial » développée par les collectivités locales[10].
Une réalité ancienne
Quant à la droite nationaliste, au sens que lui donne G. Richard, elle est une réalité sur le temps long de l’histoire politique en Bretagne. Ayant vu le jour à Rennes, le général Boulanger – qui en bon populiste n’hésite pas en cette fin des années 1880 à largement solliciter les pulsions les plus nationalistes et antidreyfusardes de l’opinion – compte parmi ses plus proches lieutenants le député d’Antrain René Le Hérissé[11]. Bien que né à Wasquehal, l’agrarien Henri d’Halluin dit Dorgères fonde en 1929 le premier Comité de défense paysanne à Rennes, prélude de ses fameuses Chemises vertes.
Cheville ouvrière de la Corporation paysanne à Vichy, il est élu député d’Ille-et-Vilaine en 1956 sur la liste conduite par Pierre Poujade[12]. D’autres figures sont beaucoup plus ambigües, cachant derrière des états de service irréprochables de nombreuses accointances avec la droite nationaliste. Né à Vannes, le colonel Rémy, célèbre « agent secret de la France libre », en est une illustration presqu’archétypale[13]. Mais on pourrait également évoquer, en passant par La Chapelle-sur-Erdre, le parcours d’Horace Savelli, Compagnon de la Libération devenu chef régional de l’Organisation de l’armée secrète.
Lors de son procès en septembre 1962, il se justifie crânement : « Je n’oublie pas, en effet, la dernière mission qui avait été confiée à mon ancien chef FFL, le général Leclerc : conserver l’Afrique du Nord à la France »[14]. Et que dire du magnat finistérien Vincent Bolloré, homme d’affaire à la tête d’un empire médiatique pour partie mis au service d’un combat « civilisationnel » de « défense de l’Occident chrétien » ? Après tout, n’est-il pas le neveu de Gwen-Aël Bolloré, l’un des 177 du commando Kieffer ayant débarqué en Normandie le 6 juin 1944 mais aussi patron des droitières Éditions de la Table-ronde, maison dont le catalogue compte des auteurs comme Jacques Isorni, Jean-Louis Tixier-Vignancourt ou encore Jean-Marie Bastien-Thiry ? Enfin, comment ne pas achever ce rapide tour d’horizon sans mentionner Jean-Marie Le Pen, le fondateur du Front national n’ayant jamais rechigné à mettre en avant ses racines familiales, celles-ci plongeant dans le petit port de La Trinité-sur-Mer ?
D’ailleurs, en ce 12 juin 2024, le Canard titre en première page que « Le Menhir vote toujours », et ce malgré la mesure de protection juridique qui le frappe depuis quelques semaines du fait d’une santé manifestement dégradée par le grand âge.
Non seulement ces plus ou moins grandes figures de la droite nationaliste partagent toutes une attache armoricaine mais sont tues par un roman régional qui assimile volontiers la Bretagne, contre les faits, à une terre de Résistance. La déambulation mémorielle d’Emmanuel Macron en 2024 en a d’ailleurs été une nouvelle illustration en faisant escale, le 5 juin 2024, 4 jours donc avant les Européennes, en Morbihan, à Plumelec, pour rendre hommage au parachutiste du Spécial Air Service Emile Bouétard, tenu pour être le « premier mort du Débarquement ». Une semaine plus tard, le Canard enchaîné se fait l’écho d’une nouvelle étape de cette tournée du 80e anniversaire de la Libération prévue pour conduire le Président à Sein, en pleine mer d’Iroise, afin de célébrer le départ des 128 îliens pour Londres et la France libre. La ficelle est grosse et l’on notera du reste qu’elle n’est pas neuve.
Déjà, le 28 avril 1958, deux marins sénans sont chargés d’apporter à l’Élysée une « pétition » signée par l’ensemble des habitants de l’Île et réclamant, 15 jours donc avant le 13 mai, le retour au pouvoir du Général…[15] Mais outre un manquement évident à la chronologie, puisque les faits commémorés datent de 1940, ce qui frappe c’est le décalage entre ce récit mémoriel et la réalité issue des urnes : le 9 juin 2024, si les Sénans ont d’abord voté pour la liste de Raphaël Glucksmann, c’est celle de Jordan Bardella qui est arrivée en deuxième position, devant celle conduite par Valérie Hayer. En additionnant les bulletins exprimés en faveur des listes de Jordan Bardella, de Marion Maréchal, de Florian Philippot et de François Asselineau, on arrive à un total de 41 voix, soit 26,11% des suffrages exprimés. Et à Plumelec, le Rassemblement national vire au soir du 9 juin en tête avec une avance de près de 20 points sur Valérie Hayer, arrivée deuxième.
Sans doute y aurait-il là matière à interroger l’efficacité du recours à la mémoire de la Seconde Guerre mondiale au sein du répertoire d’action élyséen.
En définitive, tous ces éléments invitent non seulement à grandement nuancer l’idée d’une spécificité d’un soi-disant vote breton par rapport à la droite nationaliste mais à remarquer que les résultats des élections européennes de 2024 relèvent beaucoup moins de la rupture que ce que l’on a bien voulu dire. Non seulement ce ne sont pas les « territoires » qui votent, mais les électeurs. De plus, la compétition électorale ne saurait être réduite à une compilation paresseuse de suffrages exprimés. La politique n’est pas réductible aux chiffres et aux jeux d’appareil.
Il faut en effet prendre le détail des professions de foi, et se plonger dans une histoire des idées politiques, des programmes, pour réaliser que les Bretons, à l’image des Français dans leur ensemble, sont sensibles depuis longtemps aux questions identitaires.
Dans la péninsule armoricaine, comme dans le reste de l’Hexagone, les « gradients d’urbanité » pèsent lourd et le sentiment de déclassement constitue un puissant moteur du vote en faveur des candidats de la droite nationaliste. C’est du reste ce que suggère un deuxième dessin publié en quatrième de couverture par le Canard enchaîné du 12 juin 2024. Fruit du crayon acerbe de Guillaume Bouzard, cette caricature intitulée « La Bretagne place le RN en tête des votes pour la première fois » figure deux hommes arborant sur une plage ciré – que l’on suppose jaune – et marinière et affirmant : « Et pourquoi on serait moins cons qu’ailleurs ? »
Erwan Le GALL,
[1] Le Canard enchaîné, 108e année, n°5405, 12 juin 2024.
[2] Cette qualification est préférable à celle d’extrême-droite, difficile d’emploi dans la perspective de sciences sociales dans laquelle nous souhaitons nous inscrire. Richard, Gilles, Histoire des droites en France. De 1815 à nos jours, Paris, Perrin, 2017.
[3] Rivallain, Youna, « Dans le centre de la Bretagne, la fracture des campagnes », La Croix, n°42943, 13 juin 2024, p. 2-3.
[4] Bougeard, Christian, L’Évolution des forces politiques en Bretagne. Comment la région est passée de la droite à la gauche (1946-2004), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2022.
[5] Baudin, Valentin, « Européennes : En Bretagne, la population de certains villages change, cela alimente le vote RN », publié le 11 juin 2024 à 10 h 31 [https://www.lexpress.fr/politique/europeennes-en-bretagne-la-population-de-certains-villages-change-cela-alimente-le-vote-rn-TBYK6ZHPMBH53BGCTXWBU3ZVW4/ ǀ page consultée le 20 juin 2024]
[6] Huet, Yann-Armel, « C’est la réactivation du clivage urbain-rural », Ouest-France (édition de Rennes), n°24351, 11 juin 2024, p. 9.
[7] Pour de plus amples développements sur ce parti lire notamment Kernalegenn, Tudi et Pasquier, Romain (dir.), L’Union démocratique bretonne. Un parti autonomiste dans un État unitaire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.
[8] Pour une approche sur le temps long Rousseau, André, L’Idéologie bretonne. Entre authenticité et nationalisme soft, Paris, Presses universitaires de France, 2023.
[9] Carney, Sébastien, Breiz Atao ! Mordrel, Delaporte, Lainé, Fouéré : une mystique nationale (1901-1948), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.
[10] En témoigne la rhétorique des « petites patries » bien étudiée par Thiesse, Anne-Marie, Ils apprenaient la France. L’exaltation des régions dans le discours patriotique, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme, 1997.
[11] Joly, Bertrand, Aux origines du populisme. Histoire du boulangisme (1886-1891), Paris, CNRS Editions, 2022.
[12] Paxton, Robert O., Le Temps des chemises vertes. Révoltes paysannes et fascisme rural. 1929-1939, Paris, Seuil, 1996.
[13] Kerrand, Philippe, L’Étrange colonel Rémy, Paris, Champ Vallon, 2020.
[14] Richard, Gilles, « Le CNIP en Loire-Atlantique, entre De Gaulle et l’OAS : l’effondrement d’un bastion électoral (1958-1962) », in Le Gall, Erwan et Prigent, François (dir.), C’était 1958 en Bretagne. Pour une histoire locale de la France, Rennes, Editions Goater, 2018, p. 206-208.
[15] Sainclivier, Jacqueline, « L’Ouest : du MRP au Gaullisme en passant par les indépendants (1956-1967) », in Richard, Gilles et Sainclivier, Jacqueline (dir.), Les Partis et la République. La recomposition du système partisan (1956-1967), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 144.