L’actualité récente a mis la problématique du trafic de stupéfiants au premier plan des préoccupations nationales et même européennes. Il n’est qu’à se référer à la mise en place d’une commission sénatoriale sur le narcotrafic qui a livré des conclusions alarmistes en mai 2024 et débouché sur une proposition de loi en juillet de la même année[1] REF. L’année a également été marquée par des règlements de compte entre délinquants dans de grands centres urbains comme Marseille mais aussi dans des villes à moindre densité.
L’orchestration médiatique des opérations place nette et place nette XXL a mis en avant une volonté de rétablir l’ordre public perturbé par le trafic de rue. L’évasion de Mohamed Amra – toujours en cavale – de sa prison en mai illustre un rapport débridé à la violence de ces narcotrafiquants. La France n’est pas un cas exceptionnel. L’ensemble de l’Union européenne est affectée par une augmentation de l’offre et de la demande de stupéfiants, avec une primauté pour le cannabis en termes de consommation mais aussi une augmentation notable de la cocaïne (EMCDDA, 2024[2]). Dans cette montée en puissance des trafics, deux pays ont particulièrement retenu l’attention : la Belgique qui a d’ailleurs créé le terme de « narcoterrorisme » pour désigner les violences engendrées par le trafic de stupéfiants, et les Pays-Bas accusés par certains d’être devenus un véritable narcoEtat. Les discours politiques qui ont alors été prononcés ont largement souligné le danger que représentait le crime organisé pour nos démocraties. Le terme de mafia, comme à l’accoutumée dans ce type de circonstances, a également été mobilisé pour désigner les groupes criminels à la manœuvre.
Pourtant, si l’émotion médiatique est légitime et répond à celle de l’opinion publique, si le temps politique impose des réactions immédiates et visibles, et si le crime organisé – et les mafias, au sens strict du terme – est bien une menace pour la démocratie, le risque est grand de tomber dans une erreur de diagnostic. Cette erreur consisterait à évaluer la menace exclusivement à partir de la violence visible et du seul marché des stupéfiants. Au-delà du bruit et de la fureur, pour bien comprendre les enjeux et donc orienter au mieux l’action publique, il est impératif de se pencher aussi sur les logiques criminelles plus profondes et de se focaliser sur les organisations criminelles mafieuses afin de réellement appréhender la capacité de certaines organisations criminelles à miner de l’intérieur, à bas bruit et profondément nos institutions.
La famille du crime organisé est extrêmement large et variée. En son sein, elle abrite des formes particulièrement abouties ayant notamment la capacité à perdurer de façon trans-générationnelle, à la différence des groupes criminels moins élaborés et à la durée de vie plus réduite.
La forme mafia n’a été définie juridiquement que dans un seul pays, l’Italie, à l’article 416 bis de son Code pénal[3]. La définition qui y est donnée des organisations de type mafieux est spécifique et suppose le cumul de plusieurs caractéristiques. La première caractéristique place les mafias dans le spectre haut des organisations criminelles et en explique la longévité trans-générationnelle : il s’agit de la « force du lien associatif » qui engendre omerta (au sein de la mafia mais aussi de la population qui subit la présence criminelle) et assujettissement (avec une capacité de conditionnement qui peut être suffisamment établie pour ne plus avoir besoin de recourir à une violence visible pour être effective). Naturellement, l’organisation mafieuse se livre à des activités délictueuses. Il est important de noter que celles-ci ne sont pas précisées. Il n’est par exemple aucunement fait référence au trafic de stupéfiants. La raison en est simple : une mafia ne s’identifie jamais à un trafic en particulier et elle cumule toujours plusieurs activités criminelles. L’article 416 bis du Code pénal italien précise également une caractéristique particulièrement distinctive des mafias, à savoir leur implantation dans la sphère légale, qu’il s’agisse de l’économie – via la captation de marchés publics et la gestion d’entreprises à l’activité déclarée et légale – ou de la politique – via la corruption et la pratique dite du « vote d’échange » (voto di scambio). Par cette dernière pratique, l’organisation mafieuse offre des paquets de voix qu’elle contrôle au politicien qui choisit d’accepter le pacte et qui, en retour, une fois élu, retournera la faveur en truquant les appels d’offre, en manipulant les plans d’urbanisme, en octroyant des concessions, etc.
Le déploiement de l’ensemble de ces capacités criminelles n’est – fort heureusement – pas accessible à toute organisation criminelle.
De fait, les mafias au sens propre du terme sont peu nombreuses dans le monde. Mais elles sont extrêmement puissantes et tendent à développer des ramifications en dehors de leur territoire d’origine.
L’archétype mafieux est naturellement Cosa nostra sicilienne mais sont également des mafias, en Italie, la camorra napolitaine et la ‘ndrangheta calabraise auxquelles on peut ajouter des « imitations » plus récentes telles que la Stidda en Sicile et la sacra corona unita dans les Pouilles. Hors d’Italie, les triades chinoises et les yakuzas japonais recoupent les caractéristiques identifiées par la législation italienne.
Ce sont ces organisations criminelles qui sont en mesure de causer le plus de mal à nos sociétés, nos économies et nos démocraties. Trop souvent magnifiées par le septième art, elles semblent presque être devenues irréelles. D’autant plus qu’elles ont appris à ne pas recourir de façon trop ostensible à la violence, du moins à celle qui attire l’attention et appelle la répression par les forces de l’ordre. Les mafias jouent plutôt sur la question du pouvoir, un pouvoir qui bien qu’officieux peut tout à fait être accepté, y compris au-delà de la sphère illégale. Pour ce faire, elles savent aussi ne pas se limiter à une posture de simple maximisation du profit. En cela, elles parviennent à pervertir les règles du jeu : parce qu’elles produisent une segmentation de la société entre affiliés et non-affiliés mais aussi, parmi les non-affiliés, entre complices et résistants, elles favorisent l’émergence de formes d’allégeance qui viennent contredire l’adhésion aux institutions officielles et miner le respect de la loi. Or afin d’explorer les processus en œuvre, il faut sortir des idées reçues sur le crime organisé et se pencher sur la capacité de ce système criminel à s’insérer dans la sphère légale afin d’y instaurer une véritable fabrique du consensus et même de se projeter dans de nouvelles trajectoires territoriales.
Mafia : un système criminel inséré dans la sphère légale
Réintégrer la quête du pouvoir en plus de celle du profit dans la logique criminelle déployée par les mafias permet de saisir ces dernières comme des acteurs faisant système. D’ailleurs, le surnom de la camorra à Naples est bien « o sistema », le système. Ce ne sont pas seulement des acteurs de l’économie illégale, mais aussi des acteurs de l’économie légale jouant un rôle social et politique. En ce sens, les mafias sont des organisations criminelles totales qui exercent un impact sur les territoires qu’elles occupent.
Un trait marquant des mafias est leur positionnement dès leur début dans ou à proximité de la sphère légale. A la différence d’autres organisations criminelles et des phénomènes de brigandage également existant en Italie au XIXème siècle, les mafieux ne s’inscrivent pas dans une logique de marginalité, de rejet ouvert des règles et de production de désordre. Elles s’affirment d’abord dans une position d’intermédiation et de protection, y compris s’il s’agit d’une offre de services profondément viciée. Même la pratique du racket, typique des mafias et organisée de manière répétée et continue, est maquillée derrière un supposé financement d’une protection parfois réelle, mais pouvant tout aussi bien être fictive. L’intermédiation a été illustrée dans le cas sicilien par le sociologue Diego Gambetta[4] : dans un contexte de défiance réciproque entre offreurs et acheteurs sur les marchés de gros, le mafieux se présente comme un garant pour les parties et permet alors à la transaction de se réaliser. Ce rôle de garant est rendu possible par une réputation préétablie de capacité à exercer des représailles contre un éventuel fraudeur. Cela suppose déjà que le mafieux est reconnu comme détenteur d’un pouvoir de contrainte qui vient rivaliser avec celui de l’Etat, normalement détenteur du monopole de la violence. Plus intéressant encore, la réputation suffit généralement à éviter le recours effectif à la violence : la menace d’y recourir suffit à la rendre crédible. Naturellement, le mafieux prélève une commission en contrepartie de son intermédiation. Tout aussi naturellement, il fait en sorte que la défiance subsiste dans la mesure où cela garantit la pérennité de son intermédiation.
En ce sens, le mafieux exploite une faille dans la capacité de l’Etat à garantir institutionnellement la confiance et propose ses propres prestations de façon à les institutionnaliser officieusement.
Par ce travail d’intermédiation – protection, les mafieux ont, dès les origines, accumulé nombre d’informations sur les prestataires de l’économie légale : forces en présence, quantité et qualité des produits, éventuelles difficultés financières des uns et des autres,… Ces informations ont facilité l’infiltration directe de l’économie légale via l’investissement dans des entreprises légales, à l’activité déclarée et enregistrée auprès des chambres de commerce. Le fait que des mafieux détiennent des entreprises, soit directement soit via des prête-noms, ne sert pas exclusivement une logique de couverture pour le criminel qui peut déclarer une activité officielle, ou de blanchiment de l’argent sale.
A trop se focaliser sur la dimension économique et financière, on oublie une quête essentielle pour les mafias : la quête du pouvoir. Or c’est cette dimension qui porte atteinte à nos sociétés et nos démocraties car elle est à la base de l’affirmation d’un pouvoir criminel au détriment de la souveraineté étatique.
La détention d’entreprises légales-mafieuses, légales par leur activité et mafieuses par leur propriété, sert directement des objectifs de contrôle territorial à différents niveaux. Un premier niveau, le plus visible, est celui des prestations que les entreprises permettent d’offrir : à travers la création d’emplois, le recrutement de main d’œuvre et donc la distribution de revenus, les mafieux construisent une forme de légitimité sociale qui bénéficie à l’organisation criminelle dans son ensemble. A un second niveau, les entreprises légales-mafieuses sont un outil de conditionnement économique et social majeur. Elles créent une économie d’expropriation des entrepreneurs non-mafieux et de segmentation des acteurs par rareté artificielle (Champeyrache 2014[5]). Lorsqu’elles infiltrent un secteur d’activité, les mafias le font au détriment des entrepreneurs non-affiliés en les expulsant progressivement du marché. Elles se positionnent à des points charnières d’un processus de production afin d’exercer une capacité de conditionnement sur le reste des acteurs. Par exemple, dans le secteur du BTP, elles ciblent la production et commercialisation du béton ou encore la fourniture d’engins de déblaiement et de terrassement. Le fait de ne pas livrer ou de livrer en retard le béton ou les engins suffit à paralyser le chantier, et même à faire encourir des pénalités de retard. Officiellement, un problème technique peut être invoqué pour justifier le retard. En pratique, l’entrepreneur mafieux conditionne le retour à la normale à l’acceptation par le chef de chantier de ses conditions : cela peut consister en l’obligation de recruter certaines personnes, l’imposition de fournisseurs désignés, l’octroi de partie des travaux en sous-traitance,… Sans violence visible, la mafia impose ses conditions. A terme, les entrepreneurs non-mafieux qui souhaitent continuer à exercer une activité économique auront tendance à choisir d’intégrer les réclamations mafieuses. On passe alors progressivement de la contrainte imposée à la complicité acceptée. Le système s’auto-renforce dans le temps.
Ceux qui résistent se voient exclus des marchés et des opportunités économiques. Ceux qui acceptent sont intégrés au système mafieux sans pour autant être affiliés à l’organisation criminelle, ce qui crée une véritable zone tampon prête à protéger les intérêts mafieux.
Ce système est renforcé par le conditionnement politique et le vote d’échange déjà évoqué. L’obtention privilégiée des marchés publics permet là aussi de segmenter l’accès aux opportunités économiques : les entreprises légales-mafieuses sont les premières bénéficiaires mais les faveurs peuvent être élargies – à charge de revanche, bien sûr – aux entrepreneurs complaisants et niées à quiconque n’accepte pas le système. Un calcul d’opportunité à court terme peut donc donner l’impression que l’entente avec la mafia est la meilleure solution. Ceci explique la faiblesse fondamentale de l’économie légale vis-à-vis de l’infiltration mafieuse. Loin des modèles théoriques d’un marché idéalisé par l’économie dominante, le marché est incapable d’expulser les entrepreneurs mafieux, même s’ils font preuve d’incompétence, et de se défendre par lui-même.
Les mafias constituent donc un système criminel très spécifique : elles ne cultivent pas la marginalité traditionnellement associée à l’illégalité mais représentent, bien au contraire, une criminalité du quotidien au sens où y sont confrontés en permanence les acteurs de la société légale. Par leur positionnement, les mafias floutent la frontière entre légalité et illégalité, ce qui constitue une forme pernicieuse de sape des institutions.
Une véritable fabrique du consensus
La sape des institutions se poursuit à travers un travail de fabrication d’un consensus favorable à la mafia, consensus qui s’appuie sur le phagocytage de l’Etat tout en en soulignant la faiblesse. C’est là que la question du rapport réel, et non fantasmé, des organisations mafieuses à la violence est crucial à comprendre. Le moindre recours à la violence des mafias italiennes ne doit pas être interprété comme un signe d’affaiblissement. Pour la Sicile, la période de violence associée notamment aux années soixante-dix et quatre-vingt avec la montée en puissance des familles corléonaises au détriment des familles palermitaines est en réalité une anomalie : la violence extrême de la période est un aveu de faiblesse puisque Cosa nostra est alors déchirée par des rivalités et des antagonismes quant aux affaires liées à la drogue notamment ; de plus, comme elle attire l’attention des forces de l’ordre et des médias, la violence affaiblit l’organisation qui doit faire face à la révolte citoyenne[6] et à la répression de l’Etat italien[7]. Les mafias sont pleinement puissantes lorsqu’elles remplissent un rôle de production d’ordre et non de désordre. Cela ne signifie évidemment pas que la violence est exclue. Son utilisation demeure mais elle est rationalisée, y compris parce que la réputation mafieuse est suffisamment établie pour qu’une menace soit jugée comme crédible sans nécessaire passage à l’acte. Les différents rapports semestriels de la DIA[8], Direction d’Enquête Antimafia italienne, soulignent la tendance des mafias sicilienne, napolitaine et calabraise à limiter le recours à une violence ostensible afin de ne pas attirer l’attention sur leurs affaires.
Or cet usage rationalisé de la violence produit aussi un effet sur la population : il facilite l’adhésion à un discours pro-mafia.
L’économie participe à ce processus d’accoutumance aux mafieux via les entreprises légales-mafieuses évoquées précédemment. Lorsque les mafieux infiltrent l’économie légale, ils ne le font pas principalement dans une logique de maximisation du profit. S’ils ne méprisent pas l’opportunité de gains supplémentaires, l’économie – légale plus qu’illégale d’ailleurs – est pour eux un moyen plus qu’une fin. Le but ultime est le pouvoir, l’enrichissement pouvant contribuer à affermir ce pouvoir. La non-compréhension de cet objectif produit une erreur de diagnostic sur la dangerosité de certaines organisations criminelles. Or la définition du crime organisé telle qu’elle a été élaborée en 2000 lors de la Convention des Nations unies contre le crime organisé transnational[9], dite aussi Convention de Palerme, ignore cette dimension. Cédant à une logique économiciste, le but supposément recherché par tout groupe criminel organisé est, pour reprendre les termes exacts de ladite Convention, « un avantage financier ou un autre avantage matériel ». Cette formulation pose doublement problème. Premièrement, cette définition est cohérente avec la législation anti-blanchiment puisqu’elle rend l’enrichissement lié à des activités illégales condamnable et, en ce sens, non assimilable aux gains réalisés dans la sphère légale. Cependant, l’intégration au calcul du PIB de certaines activités illégales depuis 2014 indique une démarche antithétique de banalisation de l’enrichissement illégal puisqu’il contribue dès lors à la création de richesse nationale. La réduction des objectifs criminels à la captation de flux financiers dans un contexte où le précepte selon lequel « il n’existe de richesse que légale » semble de fait s’effacer ne permet pas de comprendre l’impact réel de la criminalité organisée sur nos sociétés. Deuxièmement, la définition donnée par la Convention de Palerme donne une vision assez dichotomique du monde : sphères légale et illégale paraissent étanches, le seul lien pouvant être celui du blanchiment mais un blanchiment qui consiste à masquer l’origine sale des fonds et non à infiltrer l’économie légale pour la conditionner. Cette vision réductrice dans le cas des mafias pousse à sous-estimer la dangerosité de cette infiltration et explique pourquoi des économistes comme Posner (1986)[10] considèrent que l’investissement criminel dans l’économie légale peut être positif et qu’il doit dans ce cas être encouragé dans la mesure où il vaut mieux que l’argent revienne dans la sphère légale plutôt que d’être réinvesti dans des activités illégales et dans la mesure où l’on peut espérer une bascule progressive du criminel abandonnant l’illégalité. Ces trajectoires de « rédemption criminelle » par l’activité légale n’existent pas dans l’histoire des mafias. En limitant la définition des groupes criminels organisés à une vision économique libérale (la maximisation du profit), la Convention de Palerme ne permet pas de comprendre la dangerosité réelle de certains groupes criminels et d’adopter des outils en mesure de lutter également contre la quête de pouvoir pouvant animer ces derniers.
L’utilisation des entreprises légales-mafieuses à des fins de contrôle territorial combinée à la manipulation de la sphère politique par conditionnement de l’expression des suffrages permettent aux mafieux de construire un réseau de faveurs.
Ce réseau de faveurs crée des obligations de réciprocité liant irrémédiablement prestataires et bénéficiaires. Mais ce qui est immédiatement perçu, dans une vision de court-terme, ce n’est pas la capacité de la mafia à tisser sa toile et à faire des non-mafieux qui s’y prennent des obligés sur le long terme, c’est l’opportunité qu’il peut y avoir à bénéficier d’avantages que la mafia procure alors que, bien souvent, l’Etat n’est pas, ou plus, en mesure de le faire.
La mafia se substitue alors à l’Etat, principalement en matière d’Etat-Providence et gagne ainsi en légitimité.
Ce processus passe par des prestations qui sortent du champ de la rationalité économique telle que définie par la pensée économique dominante[11]. Ces prestations sortent également du champ des motivations du crime organisé telles que définie lors de la Convention de Palerme. Pendant la crise sanitaire de la Covid-19, des familles mafieuses ont par exemple procédé à des distributions alimentaires. L’objectif n’était clairement pas le profit mais le développement de l’allégeance des populations à l’organisation criminelle. En février 2024, neuf arrestations ont lieu à Reggio de Calabre suite à une enquête montrant comment les clans mafieux ont mis la main sur l’attribution des logements sociaux[12]. L’obtention d’un tel logement est rendue complexe par une administration incompétente et par une demande dépassant l’offre. La ‘ndrangheta, contre 5 000 à 8 000 euros, « arrangeait » la situation de familles fatiguées d’attendre leur tour. Elle indiquait l’appartement à occuper puis régularisait la situation grâce aux connexions établies au sein de l’administration. Ce système semble dérisoire par rapport aux sommes obtenues par ailleurs dans le cadre notamment du trafic de cocaïne. Cela est vrai si l’on raisonne en termes de gains financiers. A travers ce système, la ‘ndrangheta obtient une légitimité sociale en partie fondée sur le discrédit des institutions incapables, elles, d’assurer la prestation sociale de manière efficace. Elle fait entrer de nouvelles personnes non-affiliées à l’organisation criminelle dans sa toile de réciprocité : avoir payé l’accès à l’occupation des lieux ne libère pas le bénéficiaire, celui-ci exprimera aussi sa gratitude en recevant des consignes de vote au moment opportun.
Ainsi, la mafia, en intermédiant une prestation sociale dont elle n’a pas assumé la production, affermit sa souveraineté effective sur le territoire : elle enserre population, administration publique et politiciens corrompus dans ses filets et se présente comme la force agissante du territoire.
En réalisant ce type d’opérations, les mafias changent les règles du jeu à leur profit. Elles font de leur pouvoir criminel un pouvoir accepté voire recherché et non plus subi. Par le contrôle exercé sur les ressources et les opportunités économiques et sociales, elles amorcent des phénomènes institutionnels d’imitation, émulation et mystification. Les mafieux incarnant ceux qui détiennent réellement le pouvoir, au lieu de susciter la réprobation, ils deviennent des modèles, y compris dans la sphère légale. Des personnes ne faisant pas partie de la sphère criminelle adoptent par conséquent des comportements à la limite de la légalité, voire illégaux, dans l’optique de passer dans le camp de ceux qui réussissent. Cela se traduit par exemple par le recours à la fraude fiscale justifié par ceux qui la pratiquent par le fait que l’Etat n’assure pas ses fonctions régaliennes et sociales. Ou encore par une exploitation de la main-d’œuvre, ce qu’en Italie on appelle « caporalat », avec des entrepreneurs agricoles notamment qui, pour réduire leurs coûts, recourent à des prestations illégales de recrutement d’employés réduits à des conditions d’esclaves modernes. On observe ainsi une bascule dans l’illégalité en dehors de toute affiliation à une organisation criminelle. Ce phénomène d’imitation, émulation passe par un processus de mystification qui pervertit les valeurs, sapant plus encore les fondements de nos sociétés. La justification de l’organisation criminelle mafieuse en tant que criminalité qui serait différente des autres parce que créée par des « hommes d’honneur » et soucieuse des populations s’affirme comme un discours non plus seulement interne à l’organisation mais véhiculée par les non-mafieux.
Le rapport de chacun aux règles officielles s’en trouve perturbé, leur légitimité étant remise en cause par un désaveu de l’Etat.
L’allégeance aux valeurs de la mafia modifie la perception de la ligne de séparation entre ce qui est autorisé et ce qui est interdit de fait. Ainsi la mafia crée non pas des zones de non-droit mais des zones où se déploie totalement ce que Charles-Antoine Tomas (2017)[13] avait nommé la « dissidence criminelle. A savoir des territoires où ce que la mafia autorise – parfois de façon tout à fait arbitraire – devient licite.
Finalement, même l’article 416 bis du Code pénal italien pêche dans sa définition de l’association mafieuse. La force du lien associatif à la base de l’assujettissement et de l’omerta a, en réalité, favorisé le développement d’une acceptation du pouvoir mafieux. Celui-ci n’est plus contesté : sur des territoires entiers, le racket est pratiqué de manière systématique et récurrente sans recours à la violence et sans dénonciation. Il est même recherché dans une logique de complicité active et volontaire. C’est bien pour cela que la jurisprudence italienne a établi le délit de « concours externe en association mafieuse ». Le but est de sanctionner plus sévèrement ceux qui, sans être membres affiliés à l’organisation criminelle, ont apporté sciemment, activement et volontairement leur aide à cette dernière. Ce délit traite du débordement de fait de la mentalité criminelle hors de la stricte sphère illégale. Il a été évoqué pour condamner des acteurs extrêmement divers : membres des forces de l’ordre, politiciens, magistrats, avocats, comptables, fiscalistes, entrepreneurs, médecins,…
En somme, toute la société est concernée, l’allégeance criminelle ne se limitant absolument pas aux déshérités et aux personnes exclues des possibilités d’ascension sociale.
Or, comme le soulignait Edwin Sutherland (1939)[14] lorsqu’il élabora la notion de criminalité en col blanc, la soustraction des élites au respect des règles et des lois produit des effets beaucoup plus destructeurs que ne le fait la criminalité commune. Elle mine en effet la confiance dans les institutions.
Des trajectoires territoriales très pensées : l’expansion territoriale comme stratégie
On pourrait arguer du fait que les mafias parce qu’elles sont profondément enracinée territorialement ne présentent qu’une menace très localisée. Il n’en est rien, ne serait-ce que parce que beaucoup des trafics auxquels elles prennent part sont internationalisés. L’implantation des mafias hors de leur berceau d’origine est avérée depuis longtemps et n’a fait que s’approfondir. Elle s’appuie grandement sur les flux migratoires, les diasporas pouvant être instrumentalisées. Il est même possible de dire que la ‘ndrangheta a fait de son expansion territoriale une véritable stratégie qui va bien au-delà du simple accompagnement logistique de ses activités illégales à l’international. Diverses enquêtes ont montré la capacité d’exportation du contrôle territorial mafieux hors du territoire originel. Dit autrement, les mafias sont en mesure de « re-créer » des territoires de mafia, y compris à distance de lieu de naissance[15]. La diversité des cas de ces trajectoires de colonisation territoriale souligne aussi qu’aucun territoire ne dispose d’anticorps naturels et d’une capacité innée à repousser l’infiltration mafieuse.
Plusieurs exemples illustrent la capacité d’expansion des mafias au-delà de leur territoire ainsi que la naïveté qui peut retarder la prise de conscience de cette expansion, même dans un pays comme l’Italie.
Le cas de Messine incarne une conquête territoriale par contiguïté. Il est mis en évidence lors de l’enquête Beta (2017) qui montre comment la région sicilienne de Messine, longtemps considérée comme isola felix avec un développement économique plus important que dans le reste de l’île, un tissu entrepreneurial et estudiantin dynamique, est tombée dans les mains de la famille Santapaola – Ercolano, famille mafieuse établie dans la province voisine de Catane. La conquête s’est réalisée discrètement, sans réelles dénonciations et largement avec la complicité du tissu productif local[16]. La trajectoire mafieuse de l’Emilie-Romagne est encore plus vertigineuse. Cette fois, aucune proximité territoriale immédiate : l’Emilie est au nord de l’Italie. C’est également une région connue pour son programme d’éducation à la légalité, par la robustesse de son tissu associatif et par un réseau dense de petites entreprises et de coopératives. Autant de caractéristiques qui semblent être des repoussoirs pour les mafieux. Pourtant, l’enquête Aemilia (2015) révèle une véritable prise de contrôle de familles mafieuses calabraises sur le territoire, au point que les juges parleront de « terre de mafia ». L’enquête montre que la ‘ndrangheta, parfois en connivence avec la camorra et Cosa nostra et avec la criminalité locale, a réussi à déployer toute la gamme de ses activités : illégales, naturellement, racket inclus mais aussi contrôle de différents secteurs de l’économie légale, notamment le BTP, et conditionnement de plusieurs conseils municipaux. Là encore, l’emprise s’est déployée sans dénonciation, souvent par complicité avec des entrepreneurs et des hommes politiques, sans déploiement ostensible de violence[17].
On pourra arguer du fait que ces deux cas de figure concernent l’Italie.
Pourtant, d’autres indices portent à croire que les mafias italiennes sont bien présentes à l’étranger, ce depuis des décennies, et pas uniquement pour des affaires de stupéfiants.
Encore faut-il creuser et envisager que la stratégie ne soit pas qu’économique mais ait aussi une dimension géopolitique de contrôle de nouveaux territoires. En 2021, la police australienne a réalisé l’opération Ironside[18] et souligné la nature très préoccupante de l’implantation de la ‘ndrangheta dans le pays : outre son implication dans le trafic de stupéfiants, les nombreuses familles de mafia calabraise établies en Australie ont réussi à se placer à la tête de la hiérarchie des organisations criminelles opérantes sur le territoire. Cela lui permet notamment de déléguer à d’autres les activités illégales les plus exposées : usage de la violence, vente de marchandises illégales au consommateur final, et d’échapper ainsi à la répression. Enfin, la police australienne dans sa communication sur l’enquête a souligné la banalité de la présence criminelle ‘ndranghetiste : le mafieux étant présenté comme le bon voisin, à la tête d’un restaurant ou d’une entreprise de BTP… En Europe, les assassinats de Duisbourg perpétrés en 2007 sur le sol allemand ont, eux aussi, mis en lumière l’implantation de la ‘ndrangheta. Si la presse a largement présenté une vision folklorique d’un règlement de compte dont la seule anomalie aurait été sa survenue hors de Calabre, la réalité est autre. C’est celle de l’importance de villes secondaires comme Duisbourg, important port fluvial très bien desservi par le réseau autoroutier, pour la logistique criminelle. La réalité, c’est aussi celle d’un restaurant aux mains de la mafia dans lequel venait d’avoir lieu une cérémonie d’initiation d’un nouvel affilié. Ce genre d’événement ne se produit pas sur n’importe quel territoire. Si le tueur a été arrêté, il aurait été important d’étendre l’enquête au-delà du seul assassinat et de procéder à une enquête patrimoniale de grande ampleur afin de mieux cerner le degré de conditionnement du territoire.
En France, l’implantation est certaine, ne serait-ce qu’en raison de la proximité géographique, de la position centrale en Europe de notre pays et d’une possible instrumentalisation de la diaspora.
Malheureusement, les enquêtes tendent à se limiter aux affaires de stupéfiants ou de blanchiment. La question de l’infiltration dans l’économie légale, malgré des alertes comme celles du maire de Menton en 2011, n’est pas une priorité. Pourtant, la France n’est probablement pas qu’une terre « de transit » ou « de repli » pour les mafias italiennes, et spécifiquement pour la ‘ndrangheta, la plus offensive en termes de re-création territoriale.
Un impératif : changer de regard sur le crime organisé
Quelles leçons tirer de ces observations ? A l’instar de Braudel se penchant sur la Méditerranée pour en étudier les eaux profondes et ne pas se contenter d’en décrire les rides à la surface, l’étude de la menace que les mafias font peser sur les démocraties en sortant du bruit et de la fureur amène à constater qu’il est urgent de sortir des idées reçues qui façonnent trop souvent notre vision du crime.
En premier lieu, l’approche par les seuls marchés illégaux n’est pas pertinente pour comprendre le crime organisé et son emprise. Cette approche, fortement ancrée dans la logique de guerre contre la drogue (la war on drugs du président Nixon), se focalise généralement sur le trafic de stupéfiants. Il néglige alors les imbrications avec d’autres illégalités : trafic d’armes, criminalité forcée, atteintes à l’environnement notamment. Surtout il empêche d’aborder frontalement la question des acteurs à l’œuvre. Or ils sont multiples et, surtout, n’ont pas tous la même envergure. Nommer clairement les organisations criminelles opérantes, comprendre leurs imbrications et coopérations est indispensable. Indispensable pour prioriser l’action judiciaire, ainsi que pour évaluer la menace associée. Nommer les organisations criminelles c’est aussi ne pas faire du terme mafia un terme galvaudé et fourre-tout, désignant n’importe quelle association de délinquants.
En nommant les mafias pour ce qu’elles sont, on pourra sortir d’un second écueil, celui qui consiste à ne pas voir le contrôle territorial qu’elles sont en capacité d’établir à bas bruit et qui fragilise le rapport des citoyens à la loi et à l’Etat.
Or ce contrôle mafieux du territoire favorise le développement de la zone grise dont se nourrit la mafia pour consolider son emprise. L’extension de cette zone où intérêts criminels et intérêts du monde légal trouvent des points de convergence est insuffisamment comprise. L’illusion demeure d’un monde dichotomique avec une sphère légale et une sphère illégale globalement étanches l’une à l’autre. Il n’en est rien, d’autant plus que le monde économique porté par le modèle libéral du marché est en réalité extrêmement faible et vulnérable face à la menace criminelle.
Si la violence des trafiquants et dealers de drogues a le mérite de nous alerter sur la banalisation des trafics, elle ne doit pas biaiser notre regard. Lorsque les organisations criminelles osent tirer en pleine rue avec des armes de guerre, lorsqu’elles vont jusqu’à menacer des hommes politiques et abattre journaliste et avocat comme cela a pu être le cas récemment aux Pays-Bas, c’est qu’elles optent pour l’affrontement avec l’Etat et son monopole de la violence. Cela signifie paradoxalement qu’il y a encore un espoir et que l’Etat est encore reconnu comme un adversaire.
Lorsque les organisations criminelles réussissent à corrompre sans rencontrer de réelles oppositions, alors l’économie, la politique et la société sont en réalité en grand danger.
Cela est d’autant plus vrai quand, en parallèle, se développe un discours économique banalisant l’infraction à travers le concept d’« efficient breach of contract », littéralement la rupture de contrat efficiente[19]. Selon ce principe, si enfreindre les engagements pris (ou, par extension, la législation en vigueur) rapporte plus en termes de calcul coûts-bénéfices que les respecter, alors il est économiquement rationnel et efficient de choisir la première option. Le non-respect de la loi est alors justifié par des critères économiques. Dans ce contexte où convergent un effacement des barrières éthiques et la construction d’une légitimité criminelle, le risque majeur passe paradoxalement par l’économie et par la sphère légale.
Clotilde Champeyrache
Maitre de Conférences, Conservatoire National des Arts et Métiers, Pôle Sécurité, Défense, Renseignement
[1] Pour consulter le rapport de la commission sénatoriale sur le narcotrafic : https://www.senat.fr/travaux-parlementaires/structures-temporaires/commissions-denquete/commission-denquete-sur-limpact-du-narcotrafic-en-france-et-les-mesures-a-prendre-pour-y-remedier.html. Pour accéder à la proposition de loi en résultant : https://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppl23-735.html.
[2] European Drug Report 2024: Trends and Developments | www.euda.europa.eu
[3] Le paragraphe 3 de l’article 416 bis du Code pénal italien précise notamment : « L’association est de type mafieux quand ceux qui en font partie se servent de la force d’intimidation du lien associatif et de la condition d’assujettissement et d’omerta qui en dérive pour commettre des délits, pour acquérir de façon directe ou indirecte la gestion ou du moins le contrôle sur des activités économiques, des concessions, des autorisations, adjudications et services publics ou pour réaliser des profits ou des avantages injustes pour soi ou pour autrui, ou encore dans le but d’empêcher ou de gêner le libre exercice du vote ou de procurer des voix à soi ou à d’autres à l’occasion de consultations électorales. »
[4] Gambetta, Diego. 1993. The Sicilian Mafia: The Business of Private Protection, Cambridge: Harvard University Press.
[5] Champeyrache, Clotilde. 2014. “Artificial Scarcity, Power, and the Italian Mafia”, Journal of Economic Issues, n°XLVIII(3), p.625-639
[6] C’est par exemple la révolte des draps blancs à Palerme suite à l’assassinat des juges Giovanni Falcone et Paolo Borsellino en 1992. En signe de réprobation, les habitants arborent des draps blancs à leurs fenêtres et balcons.
[7] L’Etat italien réagit notamment en envoyant l’armée reprendre le contrôle des territoires mafieux. En Sicile, c’est l’opération Vespri siciliani qui voit le déploiement de 20 000 soldats du 25 juillet 1992 au 8 juillet 1998. Dans le cadre de l’opération Partenope, 500 militaires sont envoyés dans la région de Naples du 18 février 1994 au 15 décembre 1995 puis, à nouveau, du 14 juillet 1997 au 30 juin 1998. Enfin, l’opération Riace mobilisant 1 350 hommes est lancée le 2 février 1994 en Calabre et prendra fin le 15 décembre 1995.
[8] Ces rapports sont en libre accès sur le site de la DIA : Relazioni Semestrali – DIREZIONE INVESTIGATIVA ANTIMAFIA (interno.gov.it)
[9] https://www.unodc.org/documents/treaties/UNTOC/Publications/TOC%20Convention/TOCebook-f.pdf.
[10] Posner, Richard A. 1986. Economic Analysis of Law. Boston: Brown.
[11] C’est-à-dire par une maximisation de l’utilité individuelle passant par un calcul coûts-bénéfices où ces coûts et bénéfices sont tous parfaitement exprimés en termes monétaires.
[12] Voir Reggio Calabria: anche sulle case popolari comandano i clan, 9 arresti. L’ex assessore, pentito di ‘ndrangheta: “Significano voti” – la Repubblica
[13] https://www.revuepolitique.fr/les-banlieues-ou-la-dissidence-criminelle-approches-comparees-et-solutions-de-sortie-de-crise/
[14] Sutherland, Edwin H., “White-Collar Criminality”, American Sociological Review. 5, 1939, 1-12.
[15] Pour plus de détails sur cette capacité de re-création territoriale mafieuse, voir Champeyrache, Clotilde. 2024. Géopolitique des mafias. Entre expansion économique et conquête territoriale, Le cavalier bleu, 2è édition. Paris.
[16] Voir notamment Ardita, Stefano. 2020. Cosa nostra Spa. Il patto economico tra criminalità organizzata e colletti bianchi. Rome: Paper First.
[17] Voir notamment : Dalla Chiesa, N. and F. Cabras. 2019. Rosso Mafia. La ‘ndrangheta a Reggio Emilia. Florence Milan: Bompiani.
[18] https://www.afp.gov.au/news-centre/media-release/afp-target-italian-organised-crime-and-money-laundering-year-operation
[19] Apparu à la fin des années 70, ce terme est principalement associé à la vision développée par Richard Posner d’une Law and Economics fondée sur la théorie du choix rationnel et rejetant les considérations morales et éthiques dans la prise de décision.