Depuis quelques mois, l’Europe est secouée par des crises qui viennent ébranler ou du moins questionner ses fondements. Après la crise grecque qui a fait vaciller l’un des piliers de sa construction, l’euro, l’Union européenne a été secouée par la crise migratoire, le Brexit et de nouveau le terrorisme.
L’Europe est bousculée. Les Britanniques se sont prononcés par référendum pour la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, qui entre dans une nouvelle zone de turbulences. Dans ce contexte, il semble pertinent de s’intéresser à l’opinion de ceux qui constituent l’Europe : comment les citoyens vivent-ils ces crises à répétition ? Quelles sont les conséquences des événements récents sur leur perception du fait européen ? Dans ce contexte particulier, cet article se propose de dresser un bilan de l’état de l’opinion des Français à propos de l’Europe.
L’Europe, de l’espoir à la crainte
Des débuts marqués par une adhésion de l’opinion au fait européen
L’Europe s’est construite sur des idéaux, afin d’assurer le maintien de la paix en Europe et de favoriser le progrès économique et social. Dès le départ, les Français se sont montrés plutôt enthousiastes et favorables à l’idée européenne. Les premières enquêtes d’opinion, en 1948 et au cours de la décennie suivante, montrent en effet qu’une majorité des deux tiers des Français environ sont favorables à l’effort d’unification européenne. Cette adhésion au fait européen est demeurée majoritaire tout au long de la seconde moitié du XXe siècle, même si, à partir des années 1990, les Français se sont montrés plus réservés au fur et à mesure de l’élargissement de l’Europe. Néanmoins, il convient de souligner « la constance de leur adhésion », comme le rappelle Annick Percheron dans un article paru en 19911.
Ainsi, en novembre 1988, quarante ans après les premières enquêtes d’opinion sur le sujet, 78 % des Français se déclaraient toujours favorables à la construction européenne (sondage OIP). Quinze ans plus tard, un sondage BVA réalisé en octobre 2003 montrait que, pour 61 % des Français, la construction européenne constituait une source d’espoir.
Toutefois, depuis quelques années, on observe que l’espoir a cédé progressivement sa place à la crainte au sein de l’opinion et cette tendance s’est brutalement accélérée au cours des derniers mois.
Graphique 1 – La construction européenne constitue-t-elle pour vous une source d’espoir ou de crainte ?*
% source d’espoir
Une inversion des opinions en l’espace de quelques années
L’Union européenne suscite désormais plus de crainte que d’espoir. D’après le dernier sondage BVA réalisé sur le sujet2, en avril 2016, seul un Français sur quatre (25 %) estime que la construction européenne constitue une source d’espoir, soit 13 points de moins qu’en 2013, 25 points de moins qu’en 2011 et surtout, 36 points de moins qu’en 2003.
Ces résultats sont le reflet d’un réel désenchantement de la population sur ce sujet en une dizaine d’années. Aujourd’hui, 41 % des Français estiment même que la construction européenne est une source de crainte, notamment les ouvriers (52 %) et les personnes peu diplômées (55 %). Cette idée est plus ancrée chez les sympathisants du Front national (65 %) mais elle apparaît forte aussi chez les sympathisants de la gauche du PS (44 %). Les sympathisants du Parti socialiste (27 %), d’EELV (27 %), du MoDem (34 %), de l’UDI (22 %) ou encore du parti Les Républicains (36 %) sont, pour leur part, plus mesurés.
Les enseignements de ce sondage sont corroborés par de nombreuses enquêtes d’opinion qui font état d’un pessimisme croissant à l’égard de l’Europe dans l’opinion publique française, mais pas uniquement.
Ainsi, un quart seulement des Français mais aussi des Belges, des Néerlandais et des Italiens estiment qu’il y a « plus d’avantages que d’inconvénients » à appartenir à l’Union européenne, d’après les résultats d’un sondage Elabe diffusé en février dernier.
Des Français inquiets également pour l’avenir de l’Europe
Cette inversion des opinions ne se limite pas au constat sur la situation actuelle. Elle irrigue les perceptions relatives à l’avenir de l’Europe. Selon le sondage BVA réalisé en avril dernier, 72 % des Français se disent désormais pessimistes concernant le futur de l’Union européenne. Ils ne sont plus que 27 % à garder espoir.
D’un point de vue politique, alors que les sympathisants socialistes restaient les seuls à être majoritairement optimistes pour l’avenir européen il y a encore un an (54 %)3, ce n’est plus le cas.
Quelle que soit leur proximité politique, tous les Français se déclarent majoritairement pessimistes, même si ce sentiment est plus marqué chez les sympathisants du Front national (88 %).
Ce sont les sympathisants du Parti socialiste (57 %), d’EELV (57 %) et du MoDem (55 %), traditionnellement plus « europhiles », qui demeurent les plus mesurés.
D’un point de vue socio-économique, les employés et les ouvriers sont particulièrement peu confiants dans l’avenir de l’UE, tout comme les personnes aux revenus les plus modestes.
Ce pessimisme s’appuie sur un rejet quasi unanime de la politique européenne actuelle4. Les Français sont ainsi 90 % à souhaiter une réorientation de cette dernière, pour seulement 8 % qui souhaitent qu’elle se poursuive telle qu’elle est menée actuellement. Cette perception négative de la situation est d’autant plus grande que les Français jugent massivement que l’action de l’Union européenne a été inefficace ces dernières années (81 %). Ils sont encore plus nombreux qu’en 2013 à faire ce constat (+6 points) selon le sondage BVA du mois d’avril.
Aux racines de ce désenchantement
Ce pessimisme français s’ancre avant tout dans une vision désenchantée des objectifs de la construction européenne…
En avril 2005, selon un sondage BVA, quelques semaines avant le fameux référendum sur le traité constitutionnel européen, les Français expliquaient qu’ils attendaient principalement de l’Europe le maintien de la paix entre les pays européens (64 %) et l’assurance d’une bonne qualité de vie aux Européens (60 %), puis dans un second temps d’assurer la croissance économique de l’UE et sa compétitivité sur le marché mondial (46 %) et enfin d’affirmer le poids de l’UE sur la scène politique internationale (23 %).
Dix ans plus tard, six ans après le début de la plus grave crise économique européenne et une semaine après le référendum grec sur le plan d’aide proposé par les créanciers, les attentes des Français apparaissent toutes autres, selon un sondage BVA réalisé en juillet 2015.
La recherche du maintien de la paix entre les pays européens est devenue la dernière de leurs préoccupations (36 %, -28 points) tandis qu’assurer la croissance économique de l’UE est désormais, de loin, la première (70 %, +24 points).
En deuxième place, on trouve le fait d’assurer une bonne qualité de vie aux Européens (56 %, -4), puis en troisième position, juste devant le maintien de la paix entre les pays européens, l’affirmation du poids de l’UE sur la scène politique européenne (37 %, +14).
Si l’on observe des écarts entre les attentes des sympathisants de la gauche et ceux de la droite (ceux de la gauche placent en première position la bonne qualité de vie avec 63 % de citations alors que ceux de la droite placent en première position la croissance économique avec 80 % de citations), on note surtout que l’aspiration pacifiste de l’Union européenne est devenue secondaire pour les Français en l’espace de dix ans. Cette évolution est en partie la résultante de la crise économique qui frappe l’Europe depuis 2008. Elle n’est pas sans conséquences sur l’évolution de la perception de l’Union européenne même si celle-ci est également nourrie par d’autres facteurs, plus récents.
… Nourrie et accentuée par les crises récentes traversées par l’Europe
La crise migratoire que connaît actuellement l’Europe n’est évidemment pas étrangère à ce pessimisme. Ainsi, selon le sondage BVA réalisé en avril dernier, les trois quarts des Français (77 %) estiment que cette crise met en danger l’avenir de l’Union européenne. Ce sentiment est particulièrement fort chez les catégories de population qui s’illustrent par leur plus grande inquiétude sur le sujet : les ouvriers (84 %), les personnes peu diplômées (82 %) et les sympathisants FN (94 %).
La crise grecque a également laissé des traces : 70 % des Français ont peur qu’avec la construction européenne, la France paye pour les autres pays5.
Enfin, le Brexit est un autre élément constitutif de cette inquiétude croissante à l’égard de l’Europe. Les Français ont majoritairement une bonne image de la Grande-Bretagne (70 %)6 et ils la considèrent comme un atout pour l’Union européenne (58 % selon la même étude). Les Français sont donc conscients que sa sortie pourrait avoir des conséquences désastreuses. D’ailleurs, selon cette enquête, 54 % des Français estimaient que la sortie des Britanniques de l’Europe aurait des conséquences négatives pour l’UE. Dans ce contexte, près de six Français sur dix souhaitaient que la Grande-Bretagne reste dans l’Union européenne (58 %), contre 40 % qui désiraient une sortie de l’Europe. D’un point de vue politique, seuls les sympathisants du FN souhaitaient majoritairement un « Brexit » (77 %). Pour ce qui est plus précisément du référendum du 23 juin, 46 % des Français espéraient que les Britanniques voteraient pour le maintien contre 32 % qui attendaient que les électeurs approuvent le « Brexit ». Précisons que 21 % des Français jugeaient qu’ils n’en connaissaient pas assez sur le sujet pour se prononcer.
Quelle Europe pour demain ?
En dépit de toutes les crises et menaces qui pèsent sur l’Europe, en dépit de cette inversion des sentiments des Français à l’égard de l’idée européenne, en dépit de leur inquiétude croissante, les Français ne sont pas prêts à renoncer à l’Europe.
D’après un sondage Ifop pour Causeur publié en mars 2016, les deux tiers des Français estiment d’ailleurs que l’Union européenne existera encore dans vingt ans (64 %). Cette idée est encore plus prégnante chez les plus jeunes (72 % des 18-24 ans).
Si les Français parient sur le fait que l’Europe survivra aux crises qu’elle traverse actuellement, ils font également le pari d’une Europe qui se poursuivra avec eux. Selon ce même sondage réalisé par l’Ifop, si un référendum portant sur l’appartenance de la France à l’Union européenne était organisé, à l’instar de celui qui aura lieu le 23 juin en Grande-Bretagne, 58 % des Français voteraient pour le maintien de la France dans l’UE (30 % contre, tandis que 12 % ne se prononcent pas). Ce vote pour le maintien de la France dans l’UE apparaît partagé par toutes les catégories de la population, à l’exception des ouvriers (47 % d’entre eux voteraient contre, une majorité relative) et des sympathisants du Front national (72 %).
Les Français, plus d’un demi-siècle après ses débuts, ont totalement intégré l’idée d’Europe et l’ont faite leur : selon un sondage Ipsos publié en mai dernier7, lorsqu’on interroge les Français sur leur identité – française ou européenne – 39 % d’entre eux répondent qu’ils se sentent seulement Français et donc pas du tout Européens tandis que la majorité (58 %) se décompose entre ceux qui se sentent « Français et Européens » (51 %), « Européens et Français » (6 %) voire « Européens seulement » (1 %), se reconnaissant ainsi une part plus ou moins grande d’identité européenne.
Selon un autre sondage pour Le Parisien, 84 % des Français voient dans l’Europe une bonne idée mais 77 % d’entre eux considèrent qu’elle n’est pas bien appliquée.
*
* *
La question n’est donc pas « l’Europe ou pas ? » mais bien « quelle Europe ? ». Les attentes des citoyens sont fortes quant à sa capacité à garder de vue ses objectifs premiers et fondateurs tout en intégrant les enjeux du monde d’aujourd’hui : l’Union européenne se doit de protéger les citoyens européens des conséquences des crises que nous traversons (crise économique, crise migratoire, crise sécuritaire). Elle doit montrer que ses institutions ne sont pas totalement déconnectées des préoccupations des citoyens européens et réussir à donner de la cohérence et du sens à cette Europe dont le périmètre s’est fortement élargi depuis ses débuts. C’est bien de la capacité de l’Union européenne à faire face aux défis qui sont les siens, en restant unie, que dépendra sa capacité à remobiliser l’opinion autour du projet européen.
Adelaïde Zulfikarpasic
Directrice de BVA Opinion
———-
- « Les Français et l’Europe : acquiescement de façade ou adhésion véritable ? » – Revue française de science politique – 1991 – volume 41 – numéro 3. ↩
- Idem : sondage BVA-Salesforce pour la Presse régionale et Orange réalisé en avril 2016 dans le cadre de POP2017. ↩
- Sondage BVA pour Orange et iTELE réalisé en juillet 2015. ↩
- Idem. ↩
- Enquête électorale française du Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF), réalisée par Ipsos/Sopra Steria en partenariat avec Le Monde – vague 4 – mai 2016. ↩
- Selon un sondage BVA réalisé pour Orange et iTELE en avril 2016 ↩
- Enquête électorale française du Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF), réalisée par Ipsos/Sopra Steria en partenariat avec Le Monde – vague 4 – mai 2016. ↩