Les relations entre la France et l’Italie connaissent une spectaculaire dégradation depuis les législatives italiennes, au printemps 2018, remportées par la Ligue et le Mouvement 5 Etoiles. Alexandre Malafaye, président et fondateur du think tank Synopia1 et Hanna Corsini, chargée de mission chez Synopia, décryptent pour la RPP les raisons de cette crispation.
Depuis l’arrivée de la coalition Ligue-Mouvement 5 Etoiles (M5S) au pouvoir, le rapport entre la France et l’Italie s’est progressivement tendu, avec comme point d’orgue le rappel de son ambassadeur, Christian Masset, par le gouvernement français jeudi 7 février 2019. Bien que la situation semble être revenue à la normale, cette période nous a montré à quel point la tension pouvait monter rapidement entre deux pays historiquement proches comme la France et l’Italie. Quelles raisons se cachent derrière cette escalade ?
La pomme de la discorde entre la France et l’Italie
Rappelons tout d’abord les points de conflit entre les deux pays.
A propos de la question migratoire, le vice-président du Conseil et ministre de l’Intérieur, Matteo Salvini (leader de la Ligue) a inauguré une politique des « ports fermés », tout en accusant les États membres de l’UE d’un manque de solidarité, et en premier lieu la France. Un premier affrontement entre les deux gouvernements a eu lieu en juin 2018 autour du cas de l’Aquarius, le navire de l’ONG française SOS-Méditerranée bloqué pendant plusieurs jours en Méditerranée avec 629 migrants à bord. À partir de cet épisode, la question migratoire n’a cessé d’être un point de discorde entre les deux pays. Ainsi, la publication en octobre 2018 d’une vidéo sur les réseaux sociaux, dans laquelle des gendarmes renvoient des migrants à Vintimille, en territoire italien, a provoqué une vive contestation. Par ailleurs, depuis son arrivée, Matteo Salvini a accusé à plusieurs reprises la France de provoquer une instabilité politique en Libye ; instabilité qu’il estime être la cause première des flux migratoires vers les côtes italiennes.
On pourrait imaginer que les attaques contre le gouvernement français viennent exclusivement de la Ligue. Mais le Mouvement 5 Etoiles, son partenaire de coalition, a lui aussi montré une animosité croissante. Son leader, Luigi Di Maio, l’autre vice-président du Conseil et ministre du Développement économique et du Travail, a accusé début janvier, la France de se servir du franc CFA, monnaie utilisée dans quatorze pays d’Afrique de l’Ouest et centrale (dont douze anciennes colonies françaises) pour payer sa dette nationale, tout en empêchant le développement de ces pays. Et les provocations n’ont cessé depuis. Pour la France, la goutte d’eau qui a fait déborder le vase a été la rencontre, mardi 5 février 2019, entre Luigi Di Maio, Alessandro Di Battista (une autre figure de proue de la formation antisystème) et le leader des « gilets jaunes » Christophe Chalençon ainsi que d’autres candidats aux élections européennes de la liste RIC [Ralliement d’initiative citoyenne] d’Ingrid Levavasseur.
Cette nouvelle initiative politique a engendré un échange âpre entre les deux gouvernements, qui a provoqué le rappel en France de son ambassadeur Christian Masset.
La situation s’est finalement apaisée grâce à l’intervention du président de la République italienne, Sergio Mattarella.
Le spectre menaçant des élections européennes
La situation semble être revenue à la normale, mais ce calme n’est qu’apparent car il cache le spectre des élections européennes. La décision du gouvernement italien de prendre la France pour cible n’est pas un hasard. Il s’inscrit dans une logique précise : trouver un ennemi commun pour la campagne des élections européennes. Mais pourquoi Emmanuel Macron est-il une cible parfaite pour la coalition ?
Le Président français représente tout ce qui ne plait pas aux forces antisystèmes : une victoire contre Marine Le Pen (alliée de M. Salvini), une politique pro-européenne et un discours contre le populisme.
Par ailleurs, Emmanuel Macron est devenu une proie bien plus attractive que la Chancelière allemande Angela Merkel, l’autre symbole de l’UE. Certes, elle incarne également l’esprit de l’Union contre lequel les populistes italiens protestent, mais le Président français mis en difficulté en France par le mouvement des « gilets jaunes, fait de lui une cible idéale pour cette campagne anti-européenne.
La multiplication des provocations verbales n’est pas seulement liée à la proximité des élections européennes. Elle s’explique aussi par les rivalités internes au sein de la coalition au pouvoir. Il n’est pas étonnant que le mouvement M5S soit le plus fervent accusateur ces derniers temps, compte tenu des rapports de forces entre les deux partenaires. Dans les sondages, la Ligue de Matteo Salvini obtient près de 34 % des suffrages, doublant son score depuis les dernières élections, alors que le M5S de Luigi Di Maio plafonne autour de 25 %, perdant ainsi 7 points2. Le rapport de force au sein de la coalition est donc aujourd’hui en faveur de Matteo Salvini. Des élections anticipées – non confirmées à ce jour – lui permettraient d’officialiser la force de son parti et de prendre la tête de la droite. La France assiste donc à une passe d’armes entre deux forces en coalition qui seront demain des adversaires politiques.
Cette rivalité resurgit dans les discussions autour de l’épineux sujet de la ligne LGV Lyon-Turin.
Contesté depuis ses débuts (il y a près de trente ans), mais dont la construction a déjà commencé, le Lyon-Turin rencontre la faveur de la Ligue, car cher à sa base de petits entrepreneurs. A contrario, le Mouvement 5 Etoiles s’y oppose fermement, y voyant un gaspillage d’argent public. Le débat sur le futur de ce projet majeur se résume ainsi à une bataille interne, qu’aucune des parties ne souhaitent perdre vis-à-vis de ses sympathisants. Et pourtant, la décision finale aura des conséquences significatives pour l’Italie comme pour la France.
Une guerre diplomatique nocive : quelles perspectives pour le futur ?
De manière plus générale, comme le décrit Marc Lazar, professeur d’histoire et de sociologie politique à Sciences Po et président de la School of government de l’Université Luiss à Rome, ces malentendus et ces désaccords soulignent la pérennité de certains traits structurels des rapports franco-italiens ancrés dans une longue histoire.
L’Italie a tendance à surinvestir son rapport à la France, laquelle ne fait pas preuve d’une attention semblable à l’égard de son voisin.
L’Italie critique l’arrogance et le nationalisme de la France, la France suspecte l’Italie de manœuvres perfides et doute de sa crédibilité3. Et pourtant, les deux pays auraient fort intérêt à entretenir des rapports stables, notamment dans le domaine économique, car la France est le deuxième client et le deuxième fournisseur de la péninsule ; l’Italie est le troisième fournisseur et le quatrième client de la France4.
A défaut, l’Italie pourrait accroitre d’autres formes de relations difficiles à digérer pour la France mais également pour ses autres partenaires européens. Cédant aux sirènes chinoises, l’Italie vient d’adhérer à son projet d’infrastructures maritimes et terrestres des « nouvelles routes de la soie ». Le gouvernement italien a signé des accords qui prévoient par exemple des investissements chinois dans les ports de Gênes et Trieste.
Une ouverture vers l’empire du milieu qui préoccupe certains leaders européens, au premier rangs desquels Emmanuel Macron.
Ce rapport de méfiance et suspect est bien montré par la guerre qui oppose Vivendi (le groupe de Vincent Bolloré) au fonds américain Elliott pour le contrôle de l’opérateur Telecom Italia (TIM). La sensation qui domine dans l’opinion publique italienne est que la France essaie de racheter l’Italie. De plus, lorsque les Italiens veulent acheter une industrie française, ils en sont empêchés. Le dernier exemple en date a été la décision du président Macron, quelques mois après son élection, de bloquer l’achat des chantiers navals STX de Saint-Nazaire par l’italien Fincantieri. Même si début mars 2019, le ministre de l’Economie et des Finances, Bruno Le Maire, a réaffirmé le soutien du gouvernement français au projet de rachat, ce blocage de presque deux ans a renforcé les soupçons des Italiens envers les Français et la relation tendue entre les deux.
Mettre en péril les rapports économiques, culturels, militaires et humains à cause d’une concurrence entre deux factions politiques nationales en vue des élections européennes semble absurde. Pourtant ces attaques s’intensifieront proportionnellement à la difficulté du M5S face à son partenaire d’extrême droite. Dans ce contexte, il nous semble que la France devrait prendre plus en compte la situation politique interne de son voisin et l’appréhender avec un certain recul. Même si l’axe franco-allemand vient d’être renouvelé en vue des élections européennes, laisser l’Italie de côté pourrait avoir de graves conséquences. Les pro-européens dans la péninsule sont encore nombreux, et sont à la recherche d’un guide. Un guide qui pourrait donc venir de l’autre côté des Alpes. Mais qui, en ce moment, semble être trop centré sur ses propres affaires internes. Les élections européennes sont, hélas, souvent un jugement pour ou contre le gouvernement national. Elles ne sont donc pas capables de créer des liens transnationaux. Et pourtant, une alliance pourrait être le secours aux forces pro-européennes italiennes, encore orphelines en cette campagne électorale.
L’instrumentalisation des relations franco-italiennes en vue des élections européennes constitue la raison fondamentale de cette période caractérisée par des tensions.
D’un côté à Paris, les dirigeants ressentent les commentaires du gouvernement italien comme une ingérence forte. De l’autre côté des Alpes, les ministres (surtout ceux issus du M5S) critiquent durement le président de la République française. La France peut cependant se détacher de cette situation, et s’appuyer sur ses alliés pro-européens.
Une mission bien difficile dans un contexte de divisions internes.
Alexandre Malafaye
Président et Fondateur du think tank Synopia
Hanna Corsini
Chargée de mission chez Synopia
Diplômée de Sciences Po Paris. Préparation d’un doctorat en relations internationales
Hanna Corsini est de double nationalité italienne et autrichienne
- Synopia est un think tank indépendant. Par ses propositions, ses analyses et ses conseils, Synopia entend contribuer à améliorer l’efficacité et l’éthique des modèles, des pratiques et des stratégies de gouvernance, dans un contexte européen, numérique et mondialisé, et dans un soucis de meilleure cohésion sociale. ↩
- https://www.corriere.it/elezioni-2019/notizie/sondaggio-lega-prima-ma-cala-dell-14percento-5-stelle-254percento-risale-forza-italia-ff18761e-2be2-11e9-8efb-2677649d01c7.shtml ↩
- https://www.institutmontaigne.org/blog/la-france-et-litalie-une-relation-complexe ↩
- https://it.ambafrance.org/La-relation-franco-italienne-en-chiffres-cles-5718 ↩