La « commande » de Paris Match et Sud Radio à l’Ifop visant en septembre 2016, à travers une enquête d’opinion, à déterminer les contours d’une radioscopie de la société française, n’est pas uniquement à relier à la proximité de la séquence électorale « présidentielle et législatives 2017 ».
Il s’agissait également et principalement d’enregistrer dans l’opinion hexagonale l’effet de souffle lié à la succession d’attentats qui ont touché la France du 7 janvier 2015 jusqu’à juillet 20161.
Au-delà des effets court-termistes de ces événements mesurés à chaud dans les sondages (montée du sentiment de menace terroriste, regain de pessimisme pour l’avenir), ces attentats ont surtout produit des effets antagonistes. À ces occasions, les différents pans qui composent la population française se sont réunis, condamnant quasiment d’une seule voix les actions terroristes quand dans le même temps, notamment après les événements de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, une fugace union nationale s’est faite jour. Pour autant, cette séquence terroriste, combinée à la persistance d’une crise économique caractérisée à la fois par un chômage de masse et par un questionnement lancinant sur la pérennité du modèle social français, semble avoir renforcé la béance de fractures françaises qu’elles soient socioéconomiques, sociétales ou touchant la religion et la laïcité.
Dans ce contexte, et alors que – en raison de la tenue des primaires organisées par Les Républicains et par le Parti socialiste – le pays est entré précocement dans la séquence électorale de 2017, la vaste enquête Ifop-Fiducial s’est également attachée à déterminer le rapport des Français à leur(s) identité(s), ce qui les unit et ce qui les divise, ce qu’ils espèrent ou redoutent et ce à quoi ils aspirent.
Un attachement massif à des référents communs conduisant à une fierté accrue à l’égard de leur pays
À quelques mois de la dernière ligne droite de la campagne présidentielle, période traditionnellement propice à l’exacerbation de clivages voire de fractures dans l’opinion, l’enquête confirme la solidité d’un socle de références communes chez les Français que les épisodes terroristes de 2015-2016 n’ont pas entamé voire ont renforcé.
En effet, invitées à se positionner par rapport à différents symboles ou institutions traditionnellement associés à la France (cf. tableau 2), les personnes interrogées manifestent très intensément leur attachement à deux dimensions consubstantielles à l’identité hexagonale.
Il s’agit d’une part de la langue française. Celle-ci émerge en première position avec 95 % d’interviewés y étant attachés dont 79 % se déclarant même très attachés. Ce primat de la langue française se retrouve peu ou prou dans le très fort attachement à l’école publique, gratuite et obligatoire, par excellence lieu d’apprentissage du français, mentionné à un niveau quasi équivalent.
D’autre part, ces références communes s’inscrivent sans surprise dans l’histoire contemporaine hexagonale, notamment la Révolution française. La référence à 1789 et ses symboles, au travers de l’attachement au drapeau bleu-blanc-rouge (90 %), à la devise Liberté-Égalité-Fraternité (90 %) ou à la Marseillaise (82 %), est très prégnante.
Cet attachement fait d’ailleurs écho au fait qu’il s’agit pour une part importante de Français de la période de l’histoire hexagonale à partir de laquelle commence la France la plus aimée de ses ressortissants (cf. tableau 1). La France « éternelle » débutant avec Vercingétorix (24 %, mais 33 % des sympathisants des Républicains) ou celle de la monarchie absolue (5 %) s’avèrent nettement moins citées. Pour autant, si les Français semblent reprendre à leur compte la définition de Clémenceau de la Révolution comme un bloc, ils ne sont qu’une minorité (36 % mais 43 % des moins de 35 ans et 48 % des sympathisants de gauche) à projeter une Histoire de France qui ne débuterait qu’en 1789.
Tableau 1 – La période historique donnant naissance à la France que l’on aime
Question : Lorsque vous pensez à différentes périodes de l’Histoire de France, à la France que vous aimez, diriez-vous qu’elle commence… ?

20 septembre 2016 auprès d’un échantillon de 1 505 personnes, représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus selon la méthode des quotas.
Au-delà de cet attachement à la langue et aux grands principes issus de la Révolution, les Français expriment leur attachement à leur patrimoine gastronomique (85 % pour le fromage et la baguette, 72 % pour le vin) ou à des monuments comme la Tour Eiffel, le Mont-Saint-Michel ou Notre-Dame de Paris.
En revanche, il est frappant d’observer, en comparaison avec cet attachement à la langue et aux grands principes issus de la Révolution, un moindre attachement des Français à leurs institutions politiques : le président de la République comme l’Assemblée nationale recueillent des citations positives un peu inférieures à 50 %. Le Sénat obtient quant à lui le score d’attachement le plus faible (28 %). Il faut bien sûr voir là un symptôme supplémentaire – à l’instar de l’abstention électorale de masse2 – de la crise de la représentation caractérisée par l’échec perçu des partis de gouvernement au pouvoir lors des deux derniers quinquennats et plus largement par la quasi disparition dans l’opinion de la croyance en la capacité du politique à peser sur le cours des choses et améliorer le quotidien de leurs concitoyens.
À ces référents ou symboles communs s’ajoute le sentiment très largement partagé d’être fier d’être Français. 81 % des personnes interrogées se sentent aujourd’hui fières de leur nationalité, 39 % se disant même « très fières ». Ces résultats sont proches de ceux mesurés lors de précédentes enquêtes3 qui révélaient une fierté d’être Français très majoritaire avec toutefois une progression de dix points entre 2010 et 2016 de la part des personnes se déclarant très fières.
Tableau 2 – L’attachement à différents symboles ou institutions français
Question : Vous personnellement, êtes-vous très attaché, assez attaché, pas vraiment attaché ou pas du tout attaché aux symboles ou institutions français suivants ?
Récapitulatif : total attaché
Ce résultat apparemment massif cache toutefois deux points de « désunion ».
D’une part, le sentiment de fierté révèle une fracture générationnelle forte et s’aggravant comparé aux données d’enquêtes antérieures. Celle-ci est marquée par une identification différente entre jeunes et anciens. Les moins de 35 ans apparaissent en effet moins fiers d’être Français que leurs aînés (71 % contre 89 % parmi les 65 ans). Surtout, le fait de se dire très fier d’être Français touche moins d’un quart des personnes de moins de 35 ans alors qu’il progresse fortement au fur et à mesure de la montée en âge (40 % parmi les 50-64 ans, 58 % chez les 65 ans et plus). De la même manière, l’autodéfinition première des personnes interrogées produit le même clivage générationnel : 57 % des moins de 35 ans se définissent d’abord comme Français (contre plus des trois quarts de leurs aînés) au profit d’identités communale, régionale voire européenne.
D’autre part, cette fierté s’avère également moindre au sein des catégories populaires, chez les personnes appartenant aux catégories pauvres (66 % contre 86 % chez les hauts revenus) et parmi celles n’étant pas satisfaites de leur position actuelle dans la société (65 %). D’un point de vue politique, on observe enfin un clivage entre une forte fierté éprouvée par les sympathisants des partis de gouvernement (87 % au PS et 85 % chez les proches de LR) à laquelle s’oppose une absence de fierté non négligeable parmi les sympathisants des forces anti-système (27 % ne se déclarent pas fiers d’être Français parmi les proches du Front de gauche comme du Front national).
Un « complexe nostalgique » dans le rapport des Français à leur pays
Le sentiment de fierté exprimé à travers la mobilisation de référents communs façonnant une identité française conduit pourtant les personnes interrogées à une représentation pessimiste de ce qu’est le pays et à une projection négative de son évolution dans les années à venir. Il ne s’agit pourtant pas, après la répétition des chocs liés aux attentats terroristes, de perceptions déclinistes d’une France qui tombe. En effet, les données d’enquêtes de l’Ifop portant sur l’image que les Français ont de leur pays montrent4 que l’idée de déclin est systématiquement devancée par la représentation d’une France dotée de beaucoup d’atouts. De la même façon, le déclin maintes fois annoncé de l’Hexagone est battu en brèche par l’idée selon laquelle la chute n’est pas inéluctable car le pays a la capacité de rebondir5.
En fait, figure moins un déclin hexagonal qu’un malaise, voire un mal-être qui émerge çà et là dans les réponses des personnes interrogées sur leur rapport au pays. En premier lieu, se fait jour une réelle difficulté à identifier les atouts de la France quand bien même on les juge nombreux (cf. tableau 3). Les personnes interrogées mettent finalement en avant deux forces « passéistes » lorsqu’il s’agit d’évoquer les principaux atouts du pays aujourd’hui. Le patrimoine, l’histoire et la culture nationale sont en effet cités par une très grande majorité d’entre eux (59 % de citations) devant le modèle social et les services publics (44 %) – qui renvoient à la France du Conseil National de la Résistance.
Tableau 3 – Les principaux atouts prêtés à la France aujourd’hui
Question : Selon vous, quel est le principal atout de la France aujourd’hui ? En premier ? En deuxième ? En troisième ?
Récapitulatif : total des citations

Tout se passe comme si s’était installée une forme de nostalgie mâtinée d’âge d’or dans les têtes. S’agissant de ce dernier terme, on pense immédiatement à Raoul Girardet6 qui avait mis en exergue l’omniprésence dans les sociétés « frappées » par ce mythe de l’âge d’or, la recherche permanente de l’esprit des pères fondateurs et le culte porté aux grandes époques du passé, au regard du malaise ressenti face à la société moderne mondialisée.
Cette incapacité à valoriser des atouts français autres que ceux tournés vers le passé – le leadership dans les domaines de la gastronomie, du tourisme ou encore de la haute couture émerge à cet égard à un niveau élevé – est d’ailleurs objectivée par les interviewés : 81 % d’entre eux considèrent que leurs compatriotes n’ont pas assez conscience des atouts de leur pays.
Les Français expriment en outre un sentiment de mal-être à l’égard de leur pays, qui semble avoir perdu son « lustre d’antan ». Près de sept personnes interrogées sur dix considèrent que la France a perdu sa souveraineté (73 %, cf. tableau 4). À cet égard, le ressentiment de « la France du non » à l’égard de l’Union européenne se cristallise précisément sur ce point. Une part toujours très majoritaire7 de l’opinion depuis ces dix dernières années considère en effet qu’ « avec tous les traités européens que la France a signés, les pouvoirs publics n’ont plus vraiment de marges de manœuvres ». De la même manière, l’idée pour faire face aux grands enjeux hexagonaux au cours des prochaines années de renforcer les pouvoirs de décision de la France même si cela doit conduire à limiter ceux de l’Europe est soutenue par près des deux tiers des Français.
Tableau 4 – L’adhésion à différentes propositions sur la société française
Question : Pour chacune des opinions suivantes, pouvez-vous indiquer si vous êtes tout à fait d’accord, plutôt d’accord, plutôt pas d’accord ou pas du tout d’accord ?
Récapitulatif : total d’accord
Parallèlement, une même proportion estime ne plus se sentir chez elle comme avant (70 %), décrivant une perte de repères. Si des clivages marqués apparaissent sur ces questions en fonction de la sensibilité politique8, l’ensemble des pans de la population sont pénétrés de ces sentiments. À cet égard, c’est sur la question sécuritaire, érigée en préoccupation majeure9 depuis la succession d’attaques terroristes que se cristallise cet âge d’or français perdu.
Plus de deux tiers de la population déclarent « ne se sentir en sécurité nulle part » (68 %), en particulier les segments les plus fragiles (74 % des personnes appartenant aux catégories modestes et 72 % de celles appartenant aux catégories pauvres) ainsi que la quasi-totalité des sympathisants frontistes (92 %). Surtout, ce sentiment d’insécurité permanente est – les cadres supérieurs et professions libérales exceptés – majoritairement partagé dans tous les segments sociodémographiques de la population avec un effet aggravant lié aux attentats de Nice et Saint-Étienne-du-Rouvray, lesquels ont propagé l’idée que nul n’était totalement préservé de la menace terroriste. C’est d’ailleurs à la suite de ces événements tragiques que la confiance de l’opinion en la capacité du gouvernement à protéger les Français du terrorisme, qui était demeurée majoritaire après les attentats de janvier et novembre 2015, chute spectaculairement10.
Enfin, ce malaise français est patent à travers le décalage entre le portrait que font les interviewés des « Français » et les représentations auxquelles s’associent les personnes interrogées elles-mêmes. Au-delà du caractère intrinsèquement cathartique, voire caricatural de la question11, on est frappé par la vision peu flatteuse de nos compatriotes vus comme indisciplinés (64 % contre 21 % pour la manière dont se voit l’interviewé à titre individuel), pessimistes (63 % contre 31 %), orgueilleux (60 % contre 16 %), voire racistes (49 % alors que 18 % des personnes interrogées se voient comme telles).
Le sentiment d’une société bloquée par des difficultés perçues comme irrésolvables
Le complexe nostalgique hexagonal précédemment décrit est d’ailleurs renforcé par trois séries de peur empêchant d’ailleurs toute projection sereine dans l’avenir chez une majorité de Français (cf. infra).
Corollaire de la crise économique et sociale qui perdure, le chômage est perçu comme le principal handicap du pays (38 % de citations, cf. tableau 5), notamment parmi les populations les plus vulnérables (43 % des femmes, 53 % des étudiants, 44 % des catégories pauvres et 55 % des chômeurs). À cet égard, l’inversion de la courbe du chômage constitue l’événement le plus attendu par une majorité de Français en 2017 (58 %). Pour autant, le chômage de masse semble être perçu comme inéluctable et s’inscrit désormais comme un problème structurel pour le pays. Sur la longue durée, les différentes évolutions, mois après mois, de la courbe du nombre de demandeurs d’emploi imprègnent moins les conversations des Français mesurées par l’Ifop depuis une quinzaine d’années12, quand bien même le degré d’intérêt est toujours plus fort lorsque le nombre de chômeurs augmente. Par ailleurs, la curiosité autour de Benoît Hamon et de sa proposition d’instaurer un revenu universel à moyen ou long terme semble témoigner en filigrane d’une forme de fatalisme et d’une résignation quant au retour du plein emploi dans l’hexagone.
À ce chômage de masse se joignent des craintes vis-à-vis de l’immigration, laquelle est considérée par 35 % comme l’un des principaux handicaps du pays (cf. tableau 5). Le souhait d’accueillir les réfugiés venant de pays en guerre apparaît également minoritaire (43 %) – même s’il reste non négligeable dans une logique d’extrapolation – alors que la part de la population voyant dans l’immigration davantage une source de bénéfices que de coûts pour la France est aujourd’hui minoritaire (30 % des Français étant convaincus). Le credo d’une immigration constituant une chance pour la France, plus de trente ans après la sortie du livre de Bernard Stasi13, est largement minoré dans l’opinion, y compris par les sympathisants de gauche (46 % d’adhésion contre 54 %).
Enfin, si elle n’apparaît pas immédiatement parmi les handicaps relevés par les Français (21 %), la menace terroriste est bel et bien présente dans les esprits et contribue à alimenter ce climat anxiogène. D’ailleurs, la victoire de la coalition internationale contre Daech intervient majoritairement comme une nouvelle attendue en 2017 par les interviewés.
Ces deux dernières craintes liées à la conjoncture hexagonale viennent éroder un des pans du pacte républicain, à savoir la laïcité. Celle-ci est très majoritairement perçue comme menacée (78 %, avec une adhésion à cette affirmation de 70 % chez les sympathisants de gauche contre 87 % parmi ceux de droite). Au cœur de cette laïcité vécue comme en danger réside d’abord le sentiment écrasant (87 %) que les religions prennent trop de place dans le débat public, mais l’inquiétude se concentre aussi sur l’intégration de l’islam dans la République : 56 % jugent en effet que l’islam est incompatible avec les valeurs de la société française. Cette représentation suscite de profonds clivages générationnels (38 % parmi les moins de 35 ans contre 62 % chez les 35 ans) et avant tout politiques, avec un écart de 34 points entre sympathisants de gauche (40 %) et sympathisants de droite (74 %). Et d’ailleurs, intervenant comme une mise à distance de cette question, une courte majorité de Français redoute que les musulmans ne deviennent des boucs-émissaires des problèmes de la société.
Tableau 5 – Les principaux handicaps prêtés à la France aujourd’hui
Question : Selon vous, quel est le principal handicap de la France aujourd’hui ? En premier ? En deuxième ? En troisième ?
Récapitulatif : total des citations

Plus largement, les inquiétudes exprimées à travers ce sondage sont d’autant plus ancrées que les perspectives de changement sont jugées minces par les Français, alors même que le basculement dans la campagne présidentielle est traditionnellement porteur d’espoir de changement.
Ainsi, 84 % des Français sont d’accord avec l’affirmation selon laquelle la société française est bloquée, 33 % se déclarant même tout à fait d’accord. L’impression de blocage est partagée majoritairement dans l’ensemble des segments qui composent la population que l’on soit en bas ou en haut de la pyramide générationnelle (81 % des moins de 35 ans contre 85 % des 35 ans et plus) ou en bas ou en haut de la pyramide sociale (88 % des catégories pauvres contre 85 % des hauts revenus/catégories aisées).
La hiérarchie des explications avancées au blocage de la société (cf. tableau 6) met clairement en exergue la responsabilité de la sphère politique : une majorité d’interviewés vilipende en effet l’absence de courage du personnel politique (55 %), davantage pointée par les sympathisants de droite (63 %) que par ceux de gauche (45 %). Plus largement, cette imputation massive du blocage de la société à la responsabilité du personnel politique constitue un signe supplémentaire de crise de la démocratie représentative.
Tableau 6 – Les raisons invoquées pour expliquer le blocage de la société française
Question : Et d’après vous, qu’est ce qui explique le mieux ces blocages de la société française ? En premier ? En second ?
Récapitulatif : total des citations

Il n’était déjà pas anodin de voir précédemment ressortir les symboles comme le président de la République, l’Assemblée nationale et le Sénat en bas de la hiérarchie des institutions auxquelles les Français sont le plus attachés. Là, la trop faible prise en compte des propositions ou avis des citoyens par les pouvoirs publics (40 %) émerge comme une raison majeure au blocage de la société, quasiment au même niveau que la difficulté à réaliser des réformes structurelles (41 %). Transparaît ainsi, de manière plus ou moins ouverte selon les segments de population, la stigmatisation d’un personnel politique incapable de dénouer les blocages du pays et permettre par-là la sortie de crise. Elle explique sans doute en partie la défiance toujours plus forte vis-à-vis de la classe politique qui se matérialise politiquement par l’attrait pour de nouvelles formes d’action, par l’abstention grandissante aux différentes élections – et notamment les élections intermédiaires – et dernièrement par les résultats des différentes primaires organisées dans la perspective de l’élection présidentielle, qui ont vu l’éviction des candidats « naturels » ou sortants : Cécile Duflot, Nicolas Sarkozy, Alain Juppé, et encore très récemment, après la non-candidature de François Hollande, celle de Manuel Valls.
Des Français anticipante dégradation de leur situation tout en gardant confiance en eux
Invités à comparer leur situation personnelle par rapport à leur famille, parents et enfants à l’avenir, les Français décrivent un panorama pessimiste à la fois rétrospectif et projectif. En filigrane, la crainte, vécue ou fantasmée, du déclassement est prégnante. La vision passée d’avant les chocs pétroliers des années 1970 d’un ascenseur social principalement symbolisé par un mouvement ascendant fait désormais place, en particulier chez les classes moyennes14, à une conscience de la fragilité de sa position dans l’échelle sociale.
Ainsi, 69 % des personnes interrogées estiment que leurs parents vivaient mieux qu’eux à leur âge, tandis que 11 % pensent qu’ils vivaient pareil qu’eux aujourd’hui et 20 % qu’ils vivaient moins bien. Malgré un clivage entre les personnes les plus jeunes et leurs aînées (43 % de moins de 35 ans pronostiquent qu’ils vivront mieux dans dix ans, contre seulement 14 % de 35 ans et plus), on retrouve ici encore les traces d’une nostalgie, en l’occurrence celle des parents sur le mode d’un « c’était mieux avant ».
De la même manière, imaginant leur avenir majoritairement avec pessimisme (70 % avec de très faibles variations selon les segments de population), les personnes interrogées expriment une réelle inquiétude s’agissant de la vie de leurs enfants dans la société française de demain : près de sept personnes sur dix anticipent pour leurs enfants une vie moins bonne que la leur (contre 14 % seulement estimant qu’ils vivront mieux aujourd’hui). C’est ce pessimisme de projection qui constitue le cœur de cette angoisse pour l’avenir structurant le discours d’une partie de l’opinion.
Dans cette perspective pessimiste, les interviewés éprouvent de réelles difficultés à se projeter et décrivent également une France de demain sans changement, quel que soit le domaine. Dans la continuité des grandes tendances en œuvre dans la société aujourd’hui, près de sept Français sur dix considèrent que tout le monde sera espionné à l’avenir (70 %) ou que la durée de vie sera plus longue (69 %). De même, seule une minorité d’entre eux juge que les Français seront unis (26 %) – certainement en raison des fractures décelées par certains dans la société – que les médecins pourront tout guérir (19 %) ou que le terrorisme aura disparu (14 %). On notera enfin que l’analyse des résultats détaillés ne montre guère de différence selon les générations, illustrant cette difficulté de projection dans le monde de demain.
Pour autant, sans doute en raison d’une intériorisation des craintes vis-à-vis de l’avenir, ce pessimisme propre aux Français est cependant relatif. Même si elles considèrent en majorité vivre moins bien que leurs aînées, 64 % des personnes interrogées déclarent être satisfaites de la position qu’elles occupent dans la société aujourd’hui, et en particulier les segments les moins vulnérables de la population, les 65 ans et plus (76 %), les cadres et professions intellectuelles supérieures (79 %) ou les personnes appartenant aux hauts revenus ou aux catégories aisées (92 %). Il semblerait que les Français fatalistes aient pris conscience qu’un âge d’or a été atteint au cours des dernières décennies. Mais s’il ne sera pas possible d’égaler la situation des générations précédentes, les situations actuelles et futures leur permettront tout de même de mener une vie avec des perspectives optimistes. Les craintes différemment exprimées dans le cadre de cette enquête révèlent peut-être également en creux la valeur que revêt la situation actuelle, que l’on ne veut pas voir se détériorer et dans laquelle on se complaît.
Les effets sur la campagne présidentielle
De ce tableau de l’état de l’opinion à l’automne 2016, il convient de s’interroger sur ses significations et sens dans la perspective de la séquence électorale de 2017, au-delà des rapports de forces électoraux comme de l’offre politique par définition incertaine.
Le premier questionnement relève de l’intérêt et de la mobilisation des Français pour le scrutin présidentiel. Le moindre attachement précédemment évoqué aux institutions politiques, ainsi que la responsabilité du personnel politique dans ce que l’opinion perçoit comme un blocage de la société faute de solutions apportées à ces maux, vont-ils conduire à une sur-abstention le 23 avril sur le modèle des scrutins intermédiaires depuis ces dix dernières années15, voire au dépassement de l’abstention record enregistrée le 21 avril 2002 ? Ou à l’inverse, à l’instar du modèle des deux dernières élections présidentielles16, le scepticisme croissant à l’encontre de la capacité du personnel à « changer la vie » sera-t-il occulté par une envie chez une grande majorité de Français de participer au scrutin, de sortir de la « posture d’exit17», cette attitude pouvant être en outre amplifiée par les spécificités de l’offre électorale (disparition de tous les sortants issus des partis de gouvernement, présence de primo-candidats figurant parmi les prétendants à l’accès au second tour) ?
Se pose, dans un deuxième temps, la question de la tonalité de cette campagne présidentielle avec, comme pour le point précédent, une alternative entre rupture et continuité avec les derniers scrutins présidentiels.
L’irruption de la sécurité et la lutte contre le terrorisme en décembre 2015 comme sujet majeur de préoccupation des Français puis, en dépit d’un fléchissement en fin d’année 2016, son maintien à quasi égalité avec la lutte contre le chômage – sans parler d’un surgissement lié à un épisode terroriste dans la dernière ligne droite d’avant scrutin – annoncent-elles une moindre domination durant la campagne présidentielle des enjeux socio-économiques au profit de débats autour de la menace terroriste et des thèmes qui lui sont désormais afférents (place de l’islam dans la République, questions identitaires…) ? La forte remontée des préoccupations liées au devenir du modèle social français18, enregistrée au lendemain de la primaire organisée par les Républicains, en lien direct avec l’offre programmatique du candidat François Fillon, atteste de la vigueur de ces enjeux dans le débat présidentiel.
Enfin, il s’agit de s’interroger sur le cadre géographique et spatial des débats à venir entre les candidats à la magistrature suprême. Traditionnellement, l’élection présidentielle constitue un moment d’introspection nationale. Dans ce moment de valorisation de la France, notamment de ses atouts, les contraintes extérieures disparaissent, les effets de la mondialisation sont très largement atténués. Or, cette représentation à l’œuvre lors des campagnes présidentielles de la France comme unique solution19 est largement battue en brèche par le sentiment croissant dans l’opinion que l’ampleur des défis d’aujourd’hui (dérèglement climatique, terrorisme et lutte contre Daech, gestion des phénomènes migratoires et accueil des réfugiés) conduit à des solutions collectives, sortant du cadre hexagonal. De ce constat découle le retour dans les discours de l’échelon européen, y compris parmi les plus critiques à l’égard de l’Union européenne, comme cadre des solutions à ces défis. À cet égard, la phrase « pour moi l’Europe est une source d’espoir », proposée dans l’enquête Ifop-Fiducial pour Paris Match recueille 50 % d’adhésion20, à rebours de l’euroscepticisme français.
Frédéric Dabi, directeur général adjoint, et Esteban Pratviel, chef de groupe
Département Opinion et Stratégies d’Entreprise Ifop
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- Attentat de Charlie Hebdo à Paris le 7 janvier, assassinat de Clarissa Jean-Philippe à Montrouge le 8 janvier et tuerie de l’Hyper Cacher à Paris le 9 janvier ; assassinat d’Hervé Cornara en Isère en juillet 2015 ; attentats autour du Stade de France et à Paris le 13 novembre 2015 ; assassinat d’un couple de policiers à Magnanville en juin 2016 ; attentat de Nice et assassinat du père Hamel à Saint-Étienne-du-Rouvray en juillet 2016. ↩
- Cf. l’abstention majoritaire à deux des trois derniers scrutins du quinquennat : 57,5 % aux élections européennes, 50,0 % aux élections départementales (41,6 % aux élections régionales). ↩
- Sondage Ifop pour Dimanche Ouest France réalisé en octobre 2009 et pour France Soir en juin 2010. ↩
- Cf. notamment le Baromètre d’image de la France initié en 2005 au lendemain des émeutes de banlieue (Le Journal du Dimanche en 2005 et 2010, Metronews en 2013). ↩
- Cf. Baromètre Ifop pour L’Humanité sur l’identité de gauche, septembre 2015. ↩
- Raoul Girardet, « Mythes et mythologies politiques », Éditions du Seuil, collection « L’Univers historique », Paris, 1986. ↩
- Sondage Ifop pour la Fondation Jean Jaurès réalisé par questionnaire auto-administré en ligne du 16 au 29 mai 2013 auprès d’un échantillon de 1 003 personnes, représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus. ↩
- Un constat partagé seulement à 51 % par les sympathisants de gauche, mais par 85 % des Républicains ou 90 % des sympathisants du FN. ↩
- Cf. après les attentats du 13 novembre 2015, la sécurité et la lutte contre le terrorisme émergent comme première préoccupation des Français (39 % vs 25 % pour la lutte contre le chômage) puis devance de 40 points cet enjeu après l’attentat de Nice, avant de refluer dès octobre 2016. ↩
- 35 % de confiance exprimée dans une enquête Ifop pour Le Figaro réalisée en juillet 2015 vs 51 % de confiance après le 13 novembre de la même année. ↩
- Les Français sont représentés avant tout comme aimant bien manger (91 %), râleurs (88 %) et bons vivants (86 %) quand les interviewés se perçoivent plutôt comme travailleurs (91 %), ouverts (90 %) et disciplinés (79 %). ↩
- Cf. le tableau de bord politique mensuel Ifop-Fiducial pour Paris-Match et Sud Radio depuis novembre 2003. ↩
- Bernard Stasi, « L’immigration, une chance pour la France », Robert Laffont, collection « Franc Parler », Paris, 1984. ↩
- Cf. Enquêtes Ifop pour la Fondation pour l’Innovation politique 2010 et 2014 sur les classes moyennes. ↩
- Sur l’ensemble des élections intermédiaires des quinquennats de Nicolas Sarkozy et François Hollande, scrutin municipal excepté, l’abstention a systématiquement concerné la majorité du corps électoral. ↩
- La participation au premier tour de l’élection présidentielle s’est établie à 82 % en 2007 et à 81 % en 2012. ↩
- Cf. Albert Hirshman, « Exit, Voice and Loyalty: Responses to Decline in Firms, Organizations, and States », Harvard University Press, Cambridge, MA, 1970. ↩
- + 18 points sur cet enjeu observé en décembre 2016 depuis avril 2016, + 12 sur le niveau de préoccupation à l’égard du pouvoir d’achat. ↩
- Cf. la phrase du candidat Hollande pendant la dernière campagne présidentielle : « La France n’est pas un problème, elle est la solution ». ↩
- 61 % chez les personnes âgées de moins de 25 ans comme parmi celles de plus de 65 ans. ↩