Depuis fort longtemps dans la vie politique française, toute une économie des affects s’organise par des logiques de sécurité et de normativité. Les demandes à ce propos sont plurielles et retentissantes. Dans l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle de 2012 en France, j’avais déjà été frappé par l’importance du thème de la sécurité dans la stratégie des deux derniers candidats en lice durant la campagne présidentielle. Ces discours constituent une réponse globale à l’heure où l’accélération médiatique en démultiplie la portée dans l’opinion publique. Les soubassements idéologiques des politiques sécuritaires sont pourtant clairement identifiables : ils nous renvoient à un imaginaire collectif, à des représentations sociales, à des récits qui mettent amplement en avant la peur de l’Autre, qui est ouvertement instrumentalisée par le RN aujourd’hui.
Mais nous récoltons ici les effets de politiques qui ont prospéré depuis ces dernières décennies : non seulement en France, mais dans la plupart des Etats à travers le monde, un nombre croissant de responsables politiques se sont montrés toujours plus avides de cibles de substitution, en particulier dans le contexte d’une insécurité socio-économique grandissante. Un enjeu était (et d’autant plus aujourd’hui) : nous rassurer par des mesures protectrices sans pour autant suffisamment affronter les raisons profondes des malaises sociaux qui affectent le sort de nos sociétés.
La montée des partis d’extrême droite un peu partout en Europe est aussi inquiétante que significative. Mais l’histoire récente était déjà riche d’enseignements : en France, le score déjà élevé de Marine Le Pen en 2012 était déjà suffisamment révélateur (sans parler de sa percée en 2017). Il signifiait que la généralisation d’un paradigme sécuritaire dans l’ensemble des familles politiques, de droite comme de gauche, peut avoir des revers particulièrement pernicieux. Car elle crée une redoutable indistinction idéologique qui amène l’électorat à préférer les discours les plus rassurants et qui exaltent le plus franchement la nécessité d’identifier des boucs-émissaires. Il s’agit là d’un mécanisme socio-historique qui fut très justement analysé par Pierre Laborie et qui repose sur un « engrenage de la peur ». L’imaginaire des Français, à la fin des années 1930 par exemple, était nourri de tant de peurs accumulées : « Omniprésente, mais difficile à saisir, multiforme, elle résulte de l’addition et du croisement de vieilles angoisses enfouies que les inquiétudes du temps viennent remodeler et faire surgir : peur de la guerre, peur du complot révolutionnaire, peur du fascisme, peur de la guerre civile, peur du bolchevisme, peur sociale, peur de la foule, peur de la décadence, de l’évolution du monde, peur globale et irrationnelle de toutes les différences, de l’autre, du juif, de l’étranger, parfois même de l’ouvrier… »[1].
Les peurs sont probablement moins protéiformes aujourd’hui, elles n’en sont pas moins décisives dans les réactions de repli que nous rencontrons à l’échelle politique et sociale.
Ce que l’on peut dire de la situation présente d’un point de vue socio-philosophique est qu’il est loin d’être neutre pour les politiques d’intervenir sur les symptômes plutôt que sur les causes des diverses pathologies sociales elles-mêmes. Le sociologue Zygmunt Bauman avait pu, à ce propos, très justement mettre en évidence comment l’exploitation de la peur a des retombées politiques souvent très fortes, au moins à court terme. C’est là où réside la tentation pour des politiques avides de popularité et de conquérir de manière éclatante un électorat. Faire quelque chose, ou donner l’impression de faire quelque chose, contre la délinquance menaçant la sécurité des personnes, accélérer l’installation des caméras de surveillance dans les rues ou les couloirs du métro revient à pratiquer une politique immédiatement visible et rentable : « Toute action menée contre l’insécurité est infiniment plus spectaculaire, visible, télégénique, que tout ce que l’on peut faire pour atteindre les couches profondes du malaise social, qui sont de ce fait moins perceptibles et apparemment plus abstraites. Quel spectacle plus intéressant et plus excitant que la lutte contre le crime, que le crime lui-même, surtout celui qui vise les corps et les propriétés privées. Les producteurs et les scénaristes des médias en sont parfaitement conscients »[2].
On assiste ainsi à une instrumentalisation politique de la peur : les angoisses portant sur la sécurité, et qui sont en définitive davantage liées à des incertitudes de fond, d’ordre psychologique et existentiel, l’emportent sur toutes les autres.
Le besoin de sécurité policière est d’autant plus important à l’heure où les insécurités sociales prospèrent et dégradent de plus en plus la confiance des citoyens vis-à-vis des structures étatiques, comme des différents gouvernements qui se succèdent. Et assez manifestement, plus la mondialisation économique s’intensifie (avec son lot de dérégulations et d’ubérisation), plus nous sommes enclins à vouloir retrouver les marques de ce qui nous est familier. Comme l’a écrit à ce propos Seyla Benhabib, « la mondialisation s’accompagne d’exigences isolationnistes et protectionnistes, de velléités d’élever toujours plus haut et de consolider les murs qui nous séparent les uns des autres »[3]. Dans ces mouvements de repli, on assiste à une insidieuse homogénéisation de l’imaginaire collectif qui attise la demande de normativité dans l’ensemble du corps social. C’est ainsi que nous jouissons de nous exposer et d’apparaître aussi conformément que possible aux yeux des autres.
A ce jour, nous n’avons certainement pas suffisamment analysé les enjeux de cette concordance entre le politique et le sécuritaire.
Les signaux qui nous sont adressés et qui se traduisent, notamment en France, par un nombre de votes aussi important en faveur de l’extrême droite auraient dû pourtant nous y inciter encore plus fermement. Il était dangereux pour les partis de gauche de tomber dans ces mêmes travers, au lieu de proposer des mesures plus explicites en faveur de tout ce qui peut créer de la cohésion sociale et davantage de confiance mutuelle.
Comme l’avait bien exprimé Michaël Foessel, si la sécurité est un préalable indiscutable à la démocratie, elle ne saurait constituer son horizon : « La ‘tranquillité’ est une promesse qui esseule ceux qui la revendique : une vigilance de tous les instants constitue une charge nouvelle pour les individus »[4].
Les politiques sécuritaires (hautement revendiquées par le RN) tendent essentiellement à masquer la complexité des crises que nous traversons et qui renvoient assez singulièrement à des problématiques d’écologie sociale.
L’enjeu n’est pas bien sûr de dénigrer le besoin de sécurité essentiel à la vie en société, elle est un « besoin de l’âme »[5], il convient toutefois de ne pas rendre ce besoin exclusif. Car nous pourrions voir ces recherches de rentabilité immédiate qui sont le plus souvent proposées par les politiques sécuritaires porter définitivement atteinte à la qualité du vivre ensemble. Les réponses à la plupart des violences sociales, et des divers malaises qu’elles recouvrent, devraient être avant tout sociales et éducatives. Il serait en ce sens irresponsable de laisser les rênes du gouvernement de notre Etat démocratique à une personnalité qui ignore tout de l’instruction, en la considérant essentiellement par le biais de motifs relevant de ce que le philosophe Bernard Stiegler nommait la « télécratie », ce marketing d’un type particulier qui confine à la misère politique.
Pierre-Antoine Chardel
Socio-philosophe
Auteur notamment de : Politiques sécuritaires et surveillance numérique, CNRS Editions, 2014
[1] Pierre Laborie, L’opinion sous Vichy. Les Français et la crise d’identité nationale 1936 – 1944, Paris, Seuil, 2001, p. 186 – 187.
[2] Zygmunt Bauman, Le coût humain de la mondialisation, traduit de l’anglais par Alexandre Abensour, Hachette, 1999, p. 178.
[3] Seyla Benhabib, « Renverser la dialectique de la raison : le réenchantement du monde », in Emmanuel Renault & Yves Sintomer (sous la direction de), Où en est la théorie critique ?, Paris, la Découverte, 2003, p. 91.
[4] Michaël Foessel, Etat de vigilance. Critique de la banalité sécuritaire, Le Bord de l’Eau, 2010, p. 120.
[5] Voir Simone Weil, Les Besoins de l’âme, Paris, Editions Folio, 2007.