Le dimanche 23 juin 2024, le groupe yéménite des Houthis a annoncé avoir ciblé deux porte-conteneurs, l’un dans la Mer Rouge, l’autre dans l’Océan Indien, alors qu’ils faisaient route pour le canal de Suez. Le groupe rebelle avait annoncé en avril avoir ciblé « plus de cent navires liés à l’ennemi israélien » depuis le début de la guerre à Gaza, faisant par là même chuter le commerce maritime dans la zone. Le ministre des Finances égyptien, Mohammed Maait, avait estimé en mai que ces attaques avaient causé « un recul des recettes liées au canal de Suez de 60 % », une première dans l’histoire de l’Egypte moderne.
En parallèle, en mars 2024, dans un contexte de forte tension à Rafah avec l’armée israélienne, le gouvernement égyptien avait lancé l’étude d’un projet d’agrandissement du canal, avec un nouvel axe passant par Port Saïd pour accroître la vitesse du trafic et la profondeur des voies navigables. Ignorant les crises régionales, le gouvernement égyptien parie sur une expansion du trafic maritime, et une intensification des passages entre la Mer Rouge et la Méditerranée.
Le canal en quelques chiffres
10 % du commerce maritime mondial passe par le canal de Suez. Réduisant de 10 000 km la distance entre l’Europe et l’Asie, le canal de Suez représente un gain de temps considérable (10 jours environ) pour les compagnies de commerce et les armateurs désireux d’optimiser les coûts de transport des marchandises et hydrocarbures.
Depuis l’arrivé d’Abdel Fattah Al-Sissi au pouvoir, les autorités égyptiennes ont décidé d’investir dans le canal afin d’accroître son attractivité. Le projet actuel en complète un autre annoncé en mai 2021 par le président et qui concerne le sud du canal, et s’inscrit dans la continuité d’agrandissements précédents. En 2014-2015, le gouvernement a fait approfondir certains segments du canal pour permettre le passage de navires avec un tirant d’eau plus important, ainsi que le creusement d’une deuxième voie parallèle pour fluidifier le trafic dans les deux sens. Ces divers travaux ont permis d’atteindre des records de fréquentation quotidienne, avec 107 navires qui auraient traversé le canal le 13 mars 2023, selon un communiqué du chef de l’Autorité du Canal de Suez, Ossama Rabie.
Les chiffres viennent donner raison au gouvernement égyptien. En effet, depuis 1999, le trafic ainsi que les recettes sont en constante expansion, avec une augmentation significative dans les trois dernières années. En 2020-2021, malgré la pandémie de Covid-19, le canal réalise 5, 84 milliards de dollars de recettes, soit cent millions de plus que l’année précédente, selon les chiffres du ministère des Finances égyptien. Puis en 2021-2022, la canal rapporte 7 milliards de dollars (soit 20% de plus que la période précédente), et en 2022-2023, 9,4 milliards (soit 34 % de plus que l’année d’avant). Cette augmentation soudaine ne s’explique pas tant par l’augmentation du trafic que par celle des droits de douanes décidées par les autorités égyptiennes.
Les limites du modèle
Depuis son percement en 1869, la puissance coloniale franco-anglaise puis le gouvernement égyptien ont eu tendance à considérer le canal comme un pivot essentiel du commerce maritime mondial. Si les chiffres cités précédemment viennent confirmer cette idée, le canal n’est pourtant pas à l’abri de changements structurels du commerce maritime mondial, notamment liés à ce que les experts nomment « la fragilité des chaînes d’approvisionnement ».
Un premier exemple très médiatisé de cette fragilité est l’accident du navire l’Ever Given, en mars 2021. Alors qu’il traversait le canal, ce porte-conteneurs, l’un des plus grands au monde au moment de son lancement en 2018, se retrouve confronté à des vents violents et une tempête de sable qui le détournent de son axe. Le porte-conteneur de 400 m de long, plus long que le canal n’est large, finit par se retrouver bloqué entre les deux berges, interrompant complètement le trafic pendant 6 jours.
Les conséquences de cette interruption se sont immédiatement faites sentir : 400 porte-conteneurs ont été retardés du fait de l’accident, menant à une série de pénuries, en particulier de produits manufacturés et de composants électroniques en provenance d’Asie, sur les marchés européens. Les secteurs du textile et de l’électronique ont été les plus touchés.
Pour l’Egypte, cet accident a représenté un manque à gagner important. Celle-ci a demandé 916 millions de dollars en dédommagement à Evergreen, l’armateur japonais propriétaire du porte-conteneur.
Cet accident a eu un effet considérable sur les grandes firmes internationales, qui cherchent désormais à diversifier leurs sources d’approvisionnement afin de réduire leur dépendance vis-à-vis des chaînes classiques.
De même, le contexte régional volatile au Moyen-Orient est un grave facteur d’instabilité pour le commerce maritime à travers le canal de Suez. Les attaques des Houthis ont sévèrement perturbé le trafic, avec de nombreux armateurs – au premier rang desquels on trouve la CMA CGM – ont décidé de détourner leurs navires temporairement en attendant le rétablissement de la sécurité dans cette région. D’autre part, le ralentissement du trafic causé par les attaques ont eu des effets directs sur la production industrielle en Europe : à titre d’exemple, des entreprises automobiles comme Tesla et Volvo ont interrompu leur production en Allemagne entre le 29 janvier et le 11 février dernier, faute des composants nécessaires à l’assemblage des véhicules.
Malgré des interventions militaires et des bombardements conjoints américano-britanniques, la coalition menée par les Etats-Unis n’est pas parvenu à neutraliser les capacités de nuisance du groupe rebelle. Si l’on adjoint les risques de pirateries au large de la corne de l’Afrique, la route du canal de Suez représente pour les compagnies de transport de marchandises non seulement un enjeu sécuritaire, mais également un coût non-négligeable en assurances.
Cet ensemble de facteurs peut mener à une recomposition du commerce maritime international.
Des routes alternatives ? L’avenir du canal de Suez en question
En effet, le commerce maritime est en constante évolution depuis les années 1990 et le canal de Suez risque de perdre le monopole dont il jouissait jusqu’à présent. Au cours de la dernière décennie, beaucoup ont mis en avant l’Arctique comme voie de commerce maritime : en effet, la « Route Maritime Nord » (RMN) qui longe les côtes de la Russie jusqu’en Europe septentrionale, est 40 % moins longue que son équivalente méridionale. Cette distance réduite représenterait des économies considérables pour le transport maritime
Le chinois Cosco et le danois Maersk s’intéressent de près à la RMN : en septembre 2018, la compagnie danoise a même affrété un porte-conteneur pour emprunter cette route, ce qui a ravivé l’intérêt pour le passage à travers l’Arctique. La route présente en effet plusieurs avantages : outre la distance moindre, il n’y a pas de droits de douanes à acquitter par rapport à la traversée de Suez, et le risque sécuritaire est inexistant. Par ailleurs, les navires l’empruntant ne sont en théorie pas soumis à des contraintes de taille.
Toutefois, reste la contrainte environnementale, qui constitue le principal frein au développement de cette route. En effet, la route ne reste praticable qu’en été, et la Russie requiert la présence de bateaux brise-glace pour ouvrir le passage aux navires commerciaux. Le réchauffement climatique pourrait d’ici la deuxième moitié du XXIe siècle permettre d’ouvrir la route à une circulation plus large, perspective qui intéresse beaucoup certains Etats comme la Russie et la Chine. Toutefois, celle-ci ne resterait praticable qu’en été.
D’autre part, la météo rend la durée des trajets imprévisible. Or, pour des compagnies de transport de marchandises qui vendent avant tout une garantie que les produits arriveront en temps et en heure, ces contraintes réduisent considérablement la compétitivité de la route pour les firmes transnationales. Pour l’heure, ce sont donc surtout des navires transportant des hydrocarbures qui pratiquent la RMN, n’étant pas soumis aux mêmes contraintes de temps que les produits manufacturés ; mais dans des volumes de toutes les façons moindres que par la route de Suez.
Une autre route potentielle envisagée par les compagnies de transport maritime, et pratiquées par elles durant la crise houthie, est celle qui passe par le cap de Bonne Espérance. Si celle-ci est bien plus longue que la route de Suez, elle présente le mérite d’éviter les zones dangereuses pour les porte-conteneur, et de n’être pas soumise aux normes de tailles imposées par le canal.
Avec une taille dépassant 20 000 EVP (équivalent vingt pieds, unité de mesure des conteneurs), des super porte-conteneurs permettraient donc des économies d’échelles qui compenseraient la distance supérieure parcourue par le navire. Un tel changement réduirait encore l’importance la Méditerranée dans le commerce mondial.
Les grands ports de Méditerranée orientale ont déjà vu leur fréquentation de porte-conteneurs baisser de manière significative dans les derniers mois : -33 % pour le Pirée, -72 % pour Mersin (Turquie), -51 % pour Port-Saïd, -23 % pour Marseille, rapporte Ouest France. Le port de Tanger-Med, lui, n’a perdu que 9 % de fréquentation, se hissant à la 3e place des ports les plus importants de la Méditerranée. Grâce à sa façade atlantique, le port reste un point de passage important vers les ports d’Anvers et de Rotterdam.
Toutefois, cette route pour être aussi effective que le canal de Suez, a besoin d’investissements et d’infrastructures pour permettre la circulation massive de super porte-conteneurs dans des ports du sud de l’Afrique, notamment en Namibie et à l’île Maurice, ce qui est encore loin d’être le cas. Même situation pour la RMN : le chercheur Frédéric Lasserre (2014) relève le potentiel important de cette route, mais argue qu’elle nécessite des investissements considérables, à haut risque, que ni le secteur privé, ni le secteur public ne sont encore prêts à prendre.
Passés les troubles au Yémen et à Gaza, il est donc très probable que le trafic maritime à travers le canal de Suez continue de s’intensifier pour les décennies à venir.
Nathan Le Guay