Malgré la multiplication des allusions et usages des termes « communautarisme » et « multiculturalisme », l’oreille républicaine française n’y est pas encore habituée. Elle y semble en tout cas plus rétive que d’autres, anglophones en particulier.
Au-delà des mots eux-mêmes, domine le sentiment que la France, comme État et comme société, a du mal à se faire à la représentation d’identités culturelles différenciées dans l’espace public. Comme si la nature même du lien social et de la communauté politique « à la française » faisait écran à la mise en évidence ou en exergue de différences que l’on peut désigner comme « identitaires », c’est-à-dire d’origine ethno-raciale, de genre, d’orientation sexuelle, religieuse, etc. Cette « exception française » s’incarne dans un républicanisme à vocation universelle et à consistance laïque dont le cœur bat au rythme d’un humanisme civique et égalitaire, aveugle à de telles différences dès lors qu’il s’agit d’espace public.
À la question de savoir ce que l’on peut et doit représenter, politiquement, dans l’espace public, la République française a choisi, très tôt, de répondre : des citoyens et des territoires, rien d’autre. Les formes prises, historiquement, par la lutte pour l’adoption du suffrage universel – notamment le suffrage féminin – témoignent bien de cette idée d’intégration des multiples différences identitaires dans un cadre commun. Même la volonté d’une part du mouvement ouvrier au XIXe siècle de voir représenter politiquement les différences de classes a dû se plier à cet impératif d’une représentation strictement démocratique « un homme une voix » et territoriale (communes, arrondissements, circonscriptions…).
La pression identitaire se fait pourtant de plus en plus forte, depuis quelques années, pour que l’on – État comme société – considère d’autres critères de représentation que le citoyen ou le territoire dans l’espace public ; que ce soit en politique, dans les institutions, dans les médias ou dans les entreprises. Pression exercée sous le coup, d’une part, de la mobilisation croissante d’acteurs revendiquant la visibilité et la reconnaissance de tel ou tel critère identitaire dans l’espace public au nom de la discrimination dont il a fait l’objet jusqu’ici de la part de l’État, de la société, d’autres groupes, etc. et, d’autre part, d’une forme d’alignement international sur une norme multiculturaliste conçue, forgée et diffusée à partir de ce qu’il est convenu, malgré le caractère flou de l’expression, d’appeler un « modèle anglo-saxon ».
En effet, bien que républicaine, la France n’échappe pas à ce que l’on pourrait appeler le « fait du multiculturalisme ». Elle est un grand pays d’immigration, ouvert sur le monde, ayant accueilli et accueillant toujours aujourd’hui des individus et des groupes d’origines variées qui constituent une part importante de sa population – et aussi de son dynamisme démographique atypique dans une Europe en voie de vieillissement. Ainsi, par exemple, la France compte-t-elle la plus forte « minorité musulmane » d’Europe par exemple – sans que l’on distingue toujours dans cette occurrence les Français musulmans des étrangers musulmans vivant en France, alors, précisément, que seule cette distinction entre nationaux et étrangers est reconnue en droit français.
Or, depuis quelques années, une série d’événements ont mis en lumière le décalage entre, d’une part, la perception générale du pays comme d’une terre d’intégration par l’adhésion individuelle à des principes communs et à une forme de contrat social assimilateur, et de l’autre, la réalité constatée d’une société aux prises avec une crise de l’intégration des populations d’origine étrangère arrivées récemment (ces 40-50 dernières années) en France. Une crise dont une des dimensions essentielles est incontestablement identitaire même si elle n’est assurément pas la seule puisque les difficultés économiques et sociales (chômage de masse, exclusion sociale, travail précarisé, perte de pouvoir d’achat…) contribuent fortement à nourrir interrogations et dérives identitaires.
On essaiera donc ici de montrer, outre le caractère souvent fallacieux du débat sur la question identitaire en France, la manière dont l’islam concentre désormais l’essentiel de celle-ci1.
Le faux débat identitaire français
Le débat public, qui se déroule dans les médias traditionnels comme sur les réseaux sociaux désormais, apparaît le plus souvent caricatural dès qu’il s’agit d’identité, d’appréciation ou de représentation des différences. On y voit se dessiner une opposition pratique à première vue, mais qui ne rend justice ni à l’importance des enjeux ni aux subtilités stratégiques des acteurs. Un républicanisme inflexible et sans lien avec le monde réel s’opposerait à un communautarisme omniprésent et dévastant toute forme d’unité sur son passage.
Se trouvent ainsi mis en regard, d’un côté, un républicanisme idéalisé ou rêvé, celui d’une République qui ignorerait les différences entre les individus parce que ceux-ci s’en dépouillent spontanément lorsqu’ils entrent dans l’espace public n’ayant ni genre ni couleur ni religion ni identité d’aucune sorte, et dont seule une authentique égalité entre eux leur permet de prendre, en raison, les décisions les meilleures pour l’ensemble de la communauté politique. De l’autre côté, on trouve un communautarisme renvoyant obligatoirement chacun à l’un des critères particuliers de son identité, critère qui nous est imposé par « l’arrière-plan » culturel, religieux, ethnique, racial, sexuel… dans lequel on vient au monde et vit parmi les autres. Chacun ne pouvant finalement prétendre à autre chose qu’à la reconnaissance de ce critère dirimant par les autres dans l’espace public, dans la société. On ne s’étonnera pas qu’à partir d’une description aussi idiosyncratique, les « républicains » accusent les communautaristes de dérive tribaliste, différentialiste, essentialiste, séparatiste… alors que les « communautaristes » accusent les républicains d’hégémonie culturelle, de domination, colonisatrice, esclavagiste, paternaliste, sexiste, homophobe… La réalité de la société française est bien évidemment beaucoup plus contrastée que ne le laissent supposer une telle description et la manière dont le débat s’y articule désormais quotidiennement.
De son côté, le républicanisme à la française s’est bien davantage adapté, dans sa pratique étatique en particulier, à la diversité culturelle du pays et de la société. Il l’a fait, notamment, pour compenser l’existence de discriminations qui ont toujours existé malgré la pétition universaliste et le caractère « aveugle » aux différences de l’idéal républicain. Symétriquement, un communautarisme séparatiste n’est véritablement souhaité que par quelques groupuscules et entrepreneurs identitaires très vite circonscrits2.
Si l’on s’en tient au républicanisme, on remarque d’abord qu’il est bien plus « flottant » que ses principes ne le laissent supposer quant à la réalité de l’égalité entre citoyens – ou si l’on veut dans l’accès à la citoyenneté de certaines catégories de la population. L’aveuglement aux différences identitaires génère des discriminations dont la société française porterait aujourd’hui les stigmates profondes comme autant de démentis apportés à « l’idéal républicain ». Ainsi, par exemple, en va-t-il du rapport entre la République et le colonialisme à la fin du XIXe et du début du XXe siècles, ou encore du statut des femmes dans la vie politique, économique et sociale. Pourtant, face à une telle critique, on ne peut que constater, également – ce qui est souvent oublié – que le républicanisme français se révèle beaucoup plus « souple » sur ces mêmes principes face à des situations d’inégalités de traitement des différences identitaires. Ainsi existe-t-il bel et bien une « discrimination positive » à la française dont la caractéristique principale est, contrairement aux dispositifs des pays anglophones, de ne pas s’appuyer sur des critères identitaires (tels que « l’origine » ou la « race ») mais sur des critères « objectifs », territoriaux et sociaux, à l’exception notable du genre qui a inauguré, avec l’inscription du principe de parité dans la Constitution, une nouvelle pratique en la matière. De manière plus générale encore, le républicanisme à la française se révèle, à l’usage, et bien au-delà de ses principes affichés, à la fois efficace et attractif quant à l’intégration des différences identitaires à un « commun » national choisi et élaboré collectivement. C’est vrai à la fois des différentes vagues d’immigration du XXe siècle, des revendications territoriales et régionales, des progrès de l’égalité entre femmes et hommes ou de celle des droits pour les homosexuels, comme ça l’est aussi pour l’enracinement et l’attachement profond, aujourd’hui, d’une majorité de musulmans au cadre républicain.
La question-clef de la place de l’islam dans la République
Le double caractère minoritaire de la religion musulmane et de l’origine ethno-raciale dominante de ceux qui s’en réclament crée une situation très particulière. À la fois donc parce que l’islam en France est très varié (il réunit des populations originaires, qu’elles soient de nationalité française ou étrangère, de pays du Maghreb comprenant eux-mêmes des minorités, berbérophones par exemple, d’Afrique noire, de pays d’Asie, de la Turquie à l’Asie du sud), et parce qu’il pose un problème spécifique à une société issue d’un compromis longuement mûri entre une vieille tradition nationale chrétienne (à dominante catholique) et une forte exigence laïque fondatrice de l’identité républicaine – l’exemple de la difficulté de financement des mosquées en témoigne.
Ainsi, par exemple, la confusion, fréquente dans l’espace public, entre musulmans et arabes, n’aide-t-elle pas à lever les obstacles de l’intégration à la République française, et notamment à la laïcité. Une des occasions les plus marquantes ces dernières années de mise en jeu publique d’une forme de communautarisme musulman s’est dessinée à partir de la question dite du « voile ». Les enjeux de cette question désormais bien connue (depuis son surgissement dans l’actualité en 1989 jusqu’aux affaires récentes dites du « burkini » en passant par le vote de la loi sur l’interdiction du port de signes religieux ostentatoires à l’école en mars 2004 ou celle de 2010 sur l’interdiction de masquer son visage dans l’espace public) renvoient bien au registre de la peur du communautarisme. Il est vu ici à la fois comme la tentation d’un repli identitaire, en dissidence de la société, et comme une violation des droits de l’individu – en l’occurrence ici les femmes portant le voile.
Ce qui est plutôt remarquable, c’est le mélange d’hypocrisie et de bonne conscience des réactions que suscitent (notamment de la part des élus et des médias) de tels surgissements, plus ou moins orchestrés, à la une de l’actualité : entre la proclamation haut et fort d’un absolu respect pour la diversité et l’altérité – comme s’il s’agissait de valeurs intangibles non discutables surtout concernant la religion ! – et la défense des droits de la femme de la part de certains acteurs qui s’en soucient pourtant peu la plupart du temps. Face à de telles postures, il suffit pourtant d’une règle claire, précise et déterminée qui s’impose à tous, sans aucune exception, comme l’a très bien montré l’épisode du vote de la loi sur les signes religieux à l’école. Cela permet de réduire à néant les spéculations aussi bien des tenants d’une permanente et incommensurable « ouverture aux autres cultures » qui confine très souvent à l’acceptation de propos et de pratiques intolérables, que des Cassandre de la destruction de l’identité française et/ou républicaine, ceux qui voient dans la moindre expression d’une revendication un tant soit peu identitaire la fin de la République, comme l’a montré l’épisode du « burkini » cet été.
Les tentations communautaristes existent bel et bien chez certains Français musulmans et surtout, médiatiquement, dans les discours et les actions d’organisations et de personnalités défendant un islam politique (qu’il s’agisse aujourd’hui d’un Tariq Ramadan, du CCIF ou même de l’UOIF) qui derrière des considérations dilatoires sur « l’islamophobie » de l’État et de la société française promeuvent un agenda radical dont la clef reste la priorité de la loi de Dieu sur celle de la République. Elles restent toutefois encore marginales si l’on se fie à leur impact sur l’ensemble des musulmans comme l’a montré la très récente étude de l’Institut Montaigne. Mais elles progressent, vite, et attirent surtout des populations jeunes, issues de certains quartiers qui tendent de plus en plus à ressembler à ces « territoires perdus de la République » à propos desquels des auteurs avertissent depuis des années. Le débordement terroriste de la géopolitique au Moyen-Orient sur le sol national depuis 2012, accéléré avec les attentats de 2015 et 2016, encourageant cette évolution préoccupante.
L’islam en France aujourd’hui ne résume certes pas l’ensemble des questions identitaires qui se posent à la société française mais cette religion, ses pratiques et ses dynamiques internationales sont en train de changer, profondément, la donne. Nous sommes à un moment de choix crucial quant au « modèle » que nous souhaitons collectivement : voulons-nous évoluer vers une forme de multiculturalisme normatif ou d’accommodement communautariste comme nous y invitent différents acteurs, nationaux et extérieurs, sensibles en particulier à l’injonction islamiste ou souhaitons-nous rester dans une forme de continuité républicaine, à condition bien évidemment de savoir en renouveler l’attractivité pour tous les Français ?
Laurent Bouvet
Professeur de science politique à l’UVSQ
Auteur, notamment de Le communautarisme. Mythes et réalités, Lignes de repères, 2007 et de L’insécurité culturelle, Fayard, 2015
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- On notera que dans notre propos, la question identitaire n’est dissociée de la question sociale que par commodité, sans jamais oublier qu’elles sont souvent étroitement liées dans leur perception comme dans leur traitement. ↩
- On citera ici, comme exemple, le « Parti des Indigènes de la République », qui prône ouvertement le séparatisme racial. Houria Bouteldja, une des figures emblématiques de ce mouvement, l’a d’ailleurs exposé très clairement dans son dernier ouvrage : Les Blancs, les Juifs et nous, La Fabrique éditions, 2016. L’organisation en août dernier d’un « camp décolonial » interdit aux Blancs car « non racisé-e-s » a montré qu’une étape dans l’exposition publique d’une telle doctrine avait été franchie. ↩