Dans les pays d’Europe de l’Ouest, la représentation proportionnelle est le principal type de mode de scrutin utilisé pour l’élection des représentants dans les chambres basses des Parlements. Parmi les 28 États-membres actuels de l’Union européenne, seules la France et la Grande-Bretagne résistent encore à ses charmes et mettent en œuvre un mode de scrutin majoritaire pour l’élection de leurs députés.
Cette unité apparente en Europe, dans le choix du mécanisme général de transformation des voix en sièges cache cependant des variations importantes dans le processus de désignation des élus. La représentation proportionnelle ne désigne pas un seul mode de scrutin mais une famille entière de modes de scrutin, qui se sont largement complexifiés depuis leur invention au cours du XIXe siècle.
La diversité des modes de scrutin proportionnel en Europe
Les modes de scrutin proportionnel partagent tous un même objectif : aboutir à une certaine proportionnalité entre le nombre d’élus obtenus et le nombre de voix recueillies par un même parti. Pour ce faire, ils incluent au sein de leur formule électorale un mécanisme garantissant que la procédure de passage des voix vers les sièges respecte une finalité proportionnelle.
Il existe une très grande diversité de modes de scrutin proportionnel.
Contrairement à une idée assez répandue, la proportionnelle n’implique pas nécessairement un scrutin de liste, et encore moins des listes bloquées. Il est possible de combiner représentation proportionnelle et vote pour des candidats, comme dans le cas du vote unique transférable. De même, il est possible d’autoriser les électeurs à choisir des candidats au sein d’une liste, comme dans le cas du vote préférentiel. Le cas général reste cependant celui d’un scrutin sur des listes bloquées et c’est par cette configuration que va débuter la description des principales formes que peut prendre la représentation proportionnelle.
Les modes de scrutin proportionnel à répartition simple
La principale caractéristique commune des modes de scrutin proportionnel à répartition simple est d’être mis en œuvre dans le cadre de circonscriptions où plusieurs sièges sont en jeu au même moment, sans être nécessairement attribués à une seule liste de candidats. Dans cette perspective, il est possible de distinguer deux méthodes de répartition des sièges : les méthodes par quotient et les méthodes par diviseurs1.
Les méthodes par quotient consistent à calculer le nombre de voix nécessaires pour recevoir un siège, puis à diviser les suffrages obtenus par chaque liste par ce quotient. Les sièges sont d’abord attribués “au quotient”, en tronquant les éventuelles décimales résultant du calcul, puis en fonction des suffrages qui n’ont pas été utilisés lors de la répartition au quotient. Les différentes méthodes existantes se distinguent par la formule mathématique utilisée pour le calcul du quotient, la plupart utilisant ensuite la technique des plus forts restes pour allouer les sièges non pourvus au quotient. Le quotient de Hare, calculé par le simple rapport entre nombre de suffrages et nombre de sièges à pourvoir, est le premier à avoir été popularisé au XIXe siècle. Très légèrement favorable aux petits partis, il est aujourd’hui concurrencé par le quotient de Droop, obtenu par le rapport entre nombre de voix et nombre de sièges plus 1, majoré de 1. D’autres alternatives ont également pu être proposées afin de résoudre certains paradoxes mathématiques de ces deux quotients, mais l’essentiel est que toutes les méthodes par quotas permettent de bien respecter le principe de proportionnalité.
Les principales méthodes de répartition proportionnelle des sièges
De leur côté, les méthodes par diviseurs consistent à diviser successivement les suffrages de chaque liste par une suite de nombres, puis à attribuer les sièges en jeu aux résultats les plus élevés obtenus à l’issue de l’ensemble des opérations. Le choix des diviseurs est tout sauf un choix anecdotique : chaque suite de diviseurs a des propriétés spécifiques dans la répartition des sièges. La méthode d’Hondt2, qui repose sur la suite des entiers, favorise assez fortement les grands partis : elle est actuellement utilisée en Belgique, en Espagne ou aux Pays-Bas. La méthode de Sainte-Laguë, qui repose sur la suite des nombres impairs, favorise elle les petits partis : elle est notamment utilisée en Allemagne depuis les élections législatives de 2009. La méthode de Sainte-Laguë modifiée, qui utilise 1,4 comme premier diviseur puis la suite des nombres impairs, apparaît cependant comme la méthode par diviseurs la plus respectueuse du principe de proportionnalité : elle est moins favorable aux petits partis que la méthode de Sainte-Laguë car elle rend l’obtention du premier siège plus difficile, mais elle ne défavorise pas pour autant les partis moyens au profit des grands partis. À l’heure actuelle, elle est mise en œuvre au Danemark et en Suède.
Les systèmes à répartition complexe
Les systèmes à répartition complexe se différencient des systèmes à répartition simple par la coexistence de deux niveaux d’attribution des sièges, qui permettent d’introduire une forme de compensation entre les deux processus et ainsi d’accroître la proportionnalité générale du mode de scrutin. Parmi ces systèmes figurent les systèmes avec deux niveaux géographiques d’allocation des sièges, et les systèmes proportionnels par compensation.
Les systèmes à deux niveaux géographiques impliquent la coexistence de circonscriptions de base et de circonscriptions plus vastes incluant l’ensemble des unités de base. Dans ce cadre, le processus de transcription des voix en sièges a d’abord lieu au sein des circonscriptions de base, généralement en utilisant une méthode par quotient, puis au sein des circonscriptions de niveau supérieur, en répartissant tous les sièges non pourvus au premier niveau sur la base des suffrages qui n’ont pas encore été utilisés. Ce système a notamment été utilisé en Italie de 1947 à 1993, avec le quotient de Impériali dans les 31 circonscriptions de base et la technique des plus forts restes dans une circonscription nationale pour les sièges restants.
Les systèmes proportionnels par compensation impliquent pour leur part que les électeurs se prononcent à deux reprises sur le même bulletin de vote. Dans ce cadre, la première voix sert à élire directement le représentant de chaque circonscription, tandis que la seconde voix sert à répartir l’ensemble des sièges entre les listes. Ce mode de scrutin, inventé en Allemagne de l’Ouest pour les élections au Bundestag de 1953, est souvent présenté à tort comme un mode de scrutin mixte associant scrutin majoritaire (la première voix) et scrutin proportionnel (la seconde voix). La confusion est généralement entretenue par le fait que, in fine, la moitié des représentants est effectivement désignée au scrutin uninominal grâce aux premières voix, et l’autre moitié désignée au scrutin de liste grâce aux secondes voix. Pour autant, il s’agit bien d’un système pleinement proportionnel. La totalité des sièges à pourvoir est d’abord répartie entre les listes selon une formule proportionnelle sur la base des secondes voix, la première voix intervenant seulement dans un second temps, afin de désigner l’identité exacte des élus. Les élus à la première voix conservent le bénéfice de leur élection, et la seconde voix permet de compenser l’écart entre le nombre effectif d’élus à la première voix et le nombre d’élus réel en fonction de la seconde voix3. Au-delà de sa complexité, ce mode de scrutin a l’avantage de combiner un aspect crucial des modes de scrutin proportionnel, la représentation équitable de toutes les forces politiques, et un aspect crucial des modes de scrutin majoritaire, le lien personnel entre les élus et les électeurs.
Le cas du vote unique transférable
Les modes de scrutin proportionnel reposent en général sur un choix entre des listes. Dans cette perspective, le vote unique transférable fait figure d’exception. Premier mode de scrutin proportionnel développé au cours du XIXe siècle, aujourd’hui utilisé en Irlande et à Malte seulement, il implique que les électeurs hiérarchisent les différents candidats en compétition, en indiquant leur ordre de préférence du premier au dernier (un bulletin est valide à partir d’une préférence exprimée). Plusieurs sièges doivent nécessairement être en jeu dans chaque circonscription, sans quoi la proportionnelle ne peut pas s’appliquer.
De prime abord, la procédure d’allocation des sièges est relativement complexe. Le principe proportionnel passe d’abord par le calcul d’un quotient, généralement le quotient de Droop. Mais la principale spécificité de ce mode de scrutin tient au déroulement de l’attribution des sièges : lorsqu’un candidat est élu sur la base des premières préférences exprimées, toutes ses voix excédentaires (c’est-à-dire toutes les voix supérieures au quotient) sont transférées vers les candidats encore en lice selon leur proportion de secondes préférences sur les bulletins de vote qui avaient placé le candidat élu en première position. Plusieurs tours de dépouillement peuvent être nécessaires, et si aucun candidat n’atteint le quotient pour être élu à l’issue d’un tour, celui qui a le moins de suffrages est éliminé et ses voix sont également transférées vers les secondes préférences.
En dépit de la lourdeur de sa mise en œuvre et de sa complexité pour les électeurs, ce mode de scrutin a l’avantage de respecter au plus près les choix des électeurs dans le cadre d’une représentation proportionnelle : contrairement au scrutin de liste, qui peut conduire à voter en faveur d’un candidat non souhaité s’il est sur la liste préférée, le vote unique transférable permet d’arbitrer entre les candidats.
La justice des modes de scrutin proportionnel en Europe
Dans une perspective historique, le développement de la proportionnelle a correspondu à la recherche d’un mode de scrutin plus juste que les modes de scrutin majoritaire. Á ce stade, il est donc logique de poser la question de la justice des modes de scrutin proportionnel. Dans ce cadre, la littérature mobilise en général trois critères complémentaires : la représentativité, la monotonie et la disproportionnalité. La représentativité désigne la proportion d’électeurs dont le suffrage est in fine effectivement représenté par au moins un élu : un mode de scrutin juste est un mode de scrutin dans lequel chaque électeur est représenté. La monotonie désigne le respect de la hiérarchie des voix par la répartition des sièges : un mode de scrutin juste est un mode de scrutin dans lequel l’ordre des sièges correspond à l’ordre des voix. Enfin, la disproportionnalité désigne l’écart entre la proportion des suffrages obtenus par un parti et la proportion des élus obtenus par ce même parti : un mode de scrutin juste est un mode de scrutin qui minimise la disproportionnalité. Dans ce cadre, les modes de scrutin proportionnel soulèvent deux problèmes : le problème des seuils d’accès à la représentation, et le problème de la magnitude des circonscriptions.
La question des seuils
Une critique récurrente opposée à la représentation proportionnelle réside dans l’instabilité des majorités. Pour éviter l’éparpillement des sièges et aider à la constitution de coalitions de gouvernement, la plupart des régimes politiques utilisant un mode de scrutin proportionnel ont un seuil d’accès à la représentation. Ce seuil, qui peut s’appliquer au niveau national ou au niveau de chaque circonscription, est le plus souvent fixé à 5 % des suffrages exprimés : c’est le cas en Allemagne, en Belgique ou en encore en Italie. D’autres pays d’Europe ont des seuils plus bas, mais rares sont ceux qui n’ont aucun seuil.
Les effets de ces seuils peuvent être cruciaux et parfois porter atteinte à la représentativité du Parlement. De ce point de vue, l’un des exemples historiques les plus significatifs est celui des élections fédérales de 1969 en Allemagne de l’Ouest : le seuil avait empêché le NPD d’entrer au Bundestag, alors que le parti d’extrême droite avait recueilli 4,3 % des suffrages exprimés sur l’ensemble des secondes voix. Sans l’existence de ce seuil, il aurait obtenu une vingtaine de députés. De manière générale, l’effet des seuils d’accès à la procédure de répartition des sièges sur la représentativité des modes de scrutin proportionnel est d’autant plus fort que la fragmentation de l’électorat est importante.
L’enjeu de la magnitude
Dans la recherche du mode de scrutin le plus juste, les travaux sur les systèmes électoraux se sont longtemps concentrés sur la comparaison des formules mathématiques avec l’objectif de trancher entre méthodes par quotient et méthodes par diviseurs. Elles ont cependant montré que la formule mathématique n’est pas la variable déterminante dans le niveau de justice des modes de scrutin proportionnel : la principale variable est en fait la magnitude, c’est-à-dire le nombre de sièges en jeu par circonscription.
De ce point de vue, deux observations se sont finalement imposées. La première concerne le lien entre magnitude et proportionnalité de la proportionnelle : plus la magnitude est élevée, c’est-à-dire plus il y a de sièges à pourvoir dans une circonscription donnée, plus un mode de scrutin proportionnel est effectivement proportionnel. La seconde observation concerne le lien entre magnitude et différences entre les formules mathématiques : plus la magnitude est élevée, plus les différences dans la répartition des sièges entre les différents modes de scrutin proportionnel s’estompent4.
Représentation proportionnelle et fonctionnement du régime politique
Aujourd’hui quasi généralisée dans les démocraties européennes, du moins pour l’élection des députés au Parlement, la représentation proportionnelle apparaît comme le mode de scrutin le plus respectueux de la volonté des citoyens et du droit des minorités. De ce point de vue, elle participe autant de l’expression de la souveraineté populaire que de la protection des libertés fondamentales, les deux piliers fondateurs des démocraties libérales modernes.
Cependant, le choix d’un mode de scrutin est autant le produit d’une décision politique des gouvernants que la conjonction de facteurs sociaux et historiques de long terme.
Si le mode de scrutin uninominal survit encore en France et en Grande-Bretagne, c’est aussi parce que par certains côtés, il est parfaitement adapté au fonctionnement général de ces deux régimes politiques. Dans son ouvrage fondamental Patterns of Democracies, Arend Lijpahrt parvient à identifier deux idéaux-types exprimant deux logiques opposées de la compétition politique : les démocraties majoritaires et les démocraties consensuelles. Aux premières est associé un mode de scrutin majoritaire, aux secondes un mode de scrutin proportionnel. Ce n’est pas un hasard si la France et la Grande-Bretagne sont les deux pays européens qui se rapprochent le plus de l’idéal-type des démocraties majoritaires, sur le critère du mode de scrutin comme sur les autres critères.
Florent Gougou, Fnrs – Université libre de Bruxelles, Cevipol
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- Dans la littérature, la distinction est souvent opérée entre les méthodes aux plus forts restes et les méthodes à la plus forte moyenne. La distinction entre méthodes par quotient et méthodes par diviseurs me semble préférable pour comprendre la logique de répartition des sièges. ↩
- La méthode d’Hondt aboutit à une répartition des sièges strictement identique à celle obtenue en utilisant le quotient de Hare et une allocation des sièges non pourvus à la plus forte moyenne (rapport entre voix et sièges déjà obtenus plus un). Sur ce point, on peut notamment se reporter à Pierre Martin, “Les systèmes électoraux et les modes de scrutin”, Paris, Montchrestien, 2006, p. 76. ↩
- Un autre élément de confusion sur la nature exacte de ce mode de scrutin provient du fait que le nombre de circonscriptions est égal à la moitié du nombre de sièges à pourvoir, comme si deux scrutins parallèles se déroulaient simultanément (un cas de mode de scrutin mixte qui existe en Lituanie, par exemple). La limitation du nombre de sièges pourvus au scrutin majoritaire est en fait une condition nécessaire pour assurer le fonctionnement du mécanisme de compensation et garantir la proportionnalité du système. Elle peut néanmoins produire des résultats bizarres si un parti obtient plus d’élus par les premières voix que le nombre d’élus total auquel il a droit en fonction des secondes voix. Dans ce cas, les sièges gagnés à la première voix ne sont pas perdus et des sièges supplémentaires sont créés : on parle d’Überhangmandate. ↩
- De ce point de vue, la référence est incontestablement Douglas Rae, “The Political. Consequences of Electoral Laws”, New Haven, Yale University Press, 1967. Ses conclusions ont été prolongées et renforcées par de nombreuses autres recherches, notamment Arend Lijphart, “The Political. Consequences of Electoral Laws, 1945-85”, American Political Science Review, 84 (2), p. 481-496. ↩