Magnifique terre de France immuable dans la beauté de ses paysages et la floraison des roses au mois de juin, à l’approche de l’été 2024 qui nous réservera sûrement bien des surprises… Le « cher et vieux pays » a pris les apparences d’une fourmilière qui aurait reçu un magistral coup de pied, de par la volonté d’un seul homme, celui qui préside aujourd’hui à sa destinée politique et qui détient la prérogative de dissoudre son Assemblée nationale conformément aux règles constitutionnelles en vigueur depuis 1958.
Le choix du saut dans l’inconnu en période de péril n’est pas une nouveauté. Quand ont échoué les Assemblées de notables de 1787/1788, le dernier Roi d’Ancien Régime, Louis XVI (Sa Cour lui faisait reproche de son empathie pour le peuple…), a convoqué les États généraux pour éloigner du Royaume le spectre de la banqueroute et répondre à un immense besoin de réformes et à l’exaspération de ses sujets accablés d’impôts , en soif d’abolition des privilèges de castes et des injustices en découlant… La suite est connue. Les échecs de Loménie de Brienne, Calonne et Necker, les « Mozart de la finance » de l’époque, ouvraient le chemin de l’échafaud à Lavoisier, Malesherbes et tant d’autres Français de bonne volonté et de valeur qui verraient très vite leur cou tranché par la guillotine, égaux devant la mort avec leurs Souverains et toutes les autres victimes de l’effondrement du vieux monde. L’Histoire a prouvé qu’elle était un vaste cimetière d’aristocraties mais aussi d’illusions, la nôtre en particulier. Les grands bouleversements ont toujours fait naître de formidables espoirs et leur corollaire de déceptions aussi…
Mais la France demeure et a toujours su résister aux épreuves car justement elle est riche des enseignements de son remarquable passé pour forger son avenir.
7 ans mouvementés, émaillés de crises et de polémiques avec de rares embellies, ce n’est in fine pas grand chose au regard des siècles écoulés, une péripétie dans la longue chaîne des temps…
Dans un petit village breton où, le long des sentiers de côte et dans les jardins, le jaune éclatant des genêts le dispute au bleu profond des céanothes (comme un discret rappel de la bannière ukrainienne aux côtés des drapeaux national et de l’Union européenne, tous trois accrochés au fronton de la mairie), les jours d’après la dissolution reflètent tout à la fois colère, désarroi, craintes mais avant tout la certitude qu’une page est indéniablement en train de se tourner et que rien ne sera plus comme avant. Une chimère a été balayée, nul ne peut encore prédire ce qui la remplacera, mais elle est bien morte. Les commentaires vont bon train sur la place où se tient le marché hebdomadaire et ils sont sévères, cruels et amers parfois, au mieux dubitatifs, perplexes devant une décision jugée hâtive et imprudente. C’est un peu paradoxal car les mêmes voix regrettaient souvent quelques mois auparavant l’absence de consultation référendaire sur la réforme des retraites ou la question migratoire. Elles affichaient aussi leur désapprobation devant l’impuissance d’une majorité relative à diriger le pays et à rétablir l’autorité en apportant un début de traitement au cancer de l’insécurité et de la violence qui ronge la société française.
L’image d’une grenade dégoupillée jetée dans les « pattes » d’une classe politique, certes passablement peu exemplaire pour certaines de ses figures dans les débats parlementaires houleux de la fin du « En même temps », choque et ce propos vrai ou faux, attribué à l’exécutif, prend des proportions démesurées, révélatrices d’un malaise réel. L’ombre maléfique du crime abominable et inexpiable de la division Das Reich à Oradour-sur-Glane, où ce propos imagé et pour le moins dérangeant aurait été tenu au lendemain du saut dans l’inconnu, explique peut-être le ressentiment qu’il suscite dans les allées. Les grenades degoupillées font beaucoup de dégâts, de victimes collatérales, et il arrive aussi qu’elles arrachent la main de ceux qui les lancent… Une très vieille dame aux yeux usés couleur de fleur de lin écoute les échanges sur la victoire du RN aux européennes, le « miracle » du Nouveau Front Populaire et les promesses tardives – « demain on rase gratis »- du bloc central, Renaissance si mal nommée, en passe de dispersion et dissolution, comme cette Chambre des députés improbable issue de la reconduction par défaut de 2022. Elle a renoncé à mettre dans son panier un artichaut pour le prix de 2 euros pièce en cette terre d’Armorique où il pousse à foison, car sa maigre pension ferait de cette emplette un luxe peu raisonnable.
Illustration de la réalité de l’angoisse au quotidien des problèmes de pouvoir d’achat pour des millions de ses concitoyens.
Enfant, elle a écouté ses parents inquiets devant leur poste de TSF, bercée de discussions polémiques à propos de Léon Blum, du Maréchal Pétain, de Pierre Laval et tant d’autres fantômes du passé francais. Plus grande, elle a suivi l’épopée du Général de Gaulle, de son envol pour Londres jusqu’au funeste soir de novembre 1970 où le chêne est tombé foudroyé et avec lui une certaine conception du devoir d’exemplarité des dirigeants désormais révolue. L’implosion des partis, les trahisons, les reniements, les dénonciations et les promesses non tenues, elle connaît tout ça par cœur et sait à quoi s’en tenir. C’est le seul privilège du grand âge, celui où on n’a plus peur de rien, quand une forme de sagesse pragmatique, désabusée vous fait observer avec indulgence et une dose salutaire d’humour les débats souvent sans recul, malhabiles et inexpérimentés de la jeunesse ou bien le ridicule et le pathétique de certains retours sur la scène politique… Ce que ne pardonne plus en revanche cette très vieille dame, ce sont la mauvaise foi, la lâcheté des faux-semblants, le cynisme, l’arrogance aveugle, l’insincérité d’une partie de ces fausses élites qui prospèrent dans les allées du pouvoir en flirtant dangereusement avec une forme d’abjection (c’est ainsi qu’elle le ressent) menant son « cher et vieux pays » au bord du gouffre. Au nom d’une fin qui justifierait les moyens pour conserver ou s’emparer des leviers de gouvernance du pays, tout semblerait devenu admissible dans la nef des fous que devient une démocratie quand elle a perdu peu à peu ses repères et qu’elle est victime de diagnostics erronés… Au marchand de légumes qui accepte sans bougonner de lui vendre des légumes à la pièce et lui offre toujours un bouquet de persil car elle l’a vu grandir pour ainsi dire, la vieille dame aux yeux couleur fleur de lin lance avec un brin de malice dans la voix » Vous verrez, cette mascarade, ça sera peut-être un mal pour un bien ! » avant de reprendre le chemin de sa petite maison bâtie au prix de bien des sacrifices à la lisière du bourg… Elle s’est bien gardée comme la plupart des clients du marché d’indiquer une quelconque préférence de vote.
Contrairement aux « premiers de cordée » qui estiment que leur talent (non contestable en ce qui concerne un des joueurs préférés des Français…) ou leur notoriété les autorisent à proclamer urbi et orbi leurs intentions de vote et à guider ceux qui seraient dans l’erreur, elle se souvient peut-être de la mésaventure de Colombe, cette bénévole des Restaurants du Cœur, objet d’une polémique absurde pour avoir osé publiquement parler du RN comme éventuelle réponse à ses attentes dans la « galère » de ses difficultés de survie. On a vu invalider par le Conseil constitutionnel le vote tout entier d’un village du Béarn au prétexte que ses électeurs auraient pu être influencés par le geste de Jean Lassalle exprimant son choix d’ abstention en public lors de la dernière présidentielle… En d’autres temps, les châtelains guidaient ceux d’en bas vers les urnes avec plus ou moins d’élégance à l’instar du Guépard dans la Sicile de la période suivant la chute des Bourbons et préludant à la naissance de l’Italie « moderne »… Les uns auraient le privilège de la « bienpensance » et tous les droits de peser sur les choix de ceux qui n’auraient que le devoir de se soumettre à la doxa dominante, ces autres que l’on aimerait « éradiquer », « rééduquer » parce qu’ils commettent le crime impardonnable de revendiquer un autre choix. C’est une conception de la démocratie où regne en maître du jeu celui qui crie le plus fort au feu, prédit les apocalypses économiques ou autres les plus terrifiantes, insrrumentalise les tragédies de l’Histoire à des fins partisanes, cherche à intimider par la violence de rues et influencer le vote à venir.
Mais dans tout ce vacarme et dans la contrainte temporelle d’élections à la va-vite, quand une fois de trop le cirque médiatique, les pressions de tous ordres l’emporteront sur des débats sérieux autour de programmes mûrement construits, où donc l’exécutif a-t-il voulu nous mener au soir du 9 juin 2024 ? Redonner aux électeurs qui venaient de s’exprimer en sanctionnant lourdement le pouvoir et en n’adhérant pas à sa vision d’une Europe « libérale » à bout de souffle face aux empires en lutte, la possibilité de clarifier ce que l’on avait soi-même contribué à brouiller au fil des mois et des crises ? Qui pourra réellement s’y retrouver en l’espace de trois semaines dans ce début de campagne en passe de se jouer comme une partie de bonneteau au coin du trottoir ? La lutte de trois blocs qui s’affronteraient au nom de concepts politiques que plus personne n’arrive à discerner convenablement ? La fin du règne des caciques de quelque bord qu’ils soient ? Une refondation salutaire pour enrayer la chute ? Cela ressemble en tout cas à la fin d’une ère et certainement à un saut dans l’inconnu, un mal pour un bien ?
La réponse, le « cher et vieux pays » la découvrira le 7 juillet au soir en espérant dégager des urnes l’alternance souhaitée par une majorité de plus en plus perceptible et ne pas se réveiller le 8 au matin dans un pays bloqué, ingouvernable où il faudrait de surcroît se battre pour que soit respecté le choix souverain des électeurs, ceux qui auront surmonté leur colère et leur dégoût du gâchis actuel en allant voter au terme de législatives d’une teneur inédite.
Eric Cerf-Mayer