Il n’appartient pas au sociologue-chercheur (et j’en reste un) qui, – Pierre Bourdieu nous l’a enseigné -, n’est pas un intellectuel, de prendre publiquement parti sur quelque élection républicaine que ce soit et donc d’émettre un choix pour un camp ou un autre. Le sociologue-chercheur doit accepter la dualité de situations : être à la fois sociologue et citoyen, et ensuite ne pas confondre les étiquettes.
Le « devoir de neutralité » d’un représentant des sciences humaines ne saurait être pris en défaut. Je ne porterai donc aucun jugement de « valeur » sur les deux grands blocs aujourd’hui en compétition pour les élections législatives des 30 juin et 1er juillet prochain : à savoir le Rassemblement national et le Nouveau Front populaire.
Ce jugement appartient au peuple et à lui-seul (qu’il puisse se tromper, dois-je dire, est aussi son droit – dans ce cas, il doit et devra, le cas échéant, en assumer les conséquences).
M’appuyant sur la dualité évoquée plus haut, me situant donc ici comme citoyen, je me prononcerai les 30 juin et 7 juillet… dans le secret de l’isoloir. C’est mon droit, et d’ailleurs mes préférences n’intéressent et ne concernent que moi. Chacun naturellement supputera ce qu’il veut de mon choix. Ayant, tour à tour, été étiqueté « balladurien » (en 1994), puis communiste, et même soviétique (en 1997-1998), j’avoue n’éprouver que la plus grande indifférence pour les étiquetages et pour celles et ceux naturellement qui les font, et, selon la formule convenue, l’on sait que les qualifications n’engagent que celles et ceux qui les établissent.
Puisqu’il est beaucoup question en ce moment du RN, j’en dirai ici quelques mots pour laisser à un prochain papier mon analyse/point de vue sur le Nouveau Front populaire (NFP).
L’on peut d’abord s’interroger sur les raisons de la tentation croissante des Français pour ce que les politiques et les médias nomment conjointement « les extrêmes » (droite et gauche). Alain-Gérard Slama, dans L’Ange exterminateur, paru aux éditions Pluriel en 1995, en donnait une raison très plausible : beaucoup de nos concitoyens, disait-il, considèrent que « seuls les partis extrêmes font encore de la politique ».
C’est ici l’idée sous-jacente d’une attraction pour des logiciels plus idéologiques, moins gestionnaires ou pour des façons de faire (et de dire) jugées innovantes ou inédites (depuis longtemps, une partie des Français dit qu’il faut essayer le RN, le mettre à l’épreuve du pouvoir).
L’intuition faisant aussi partie du travail sociologique, j’exposerai brièvement quelques croyances sur cet objet politique que l’on appelle donc RN, qui inspire tant de peurs et génère tant de fantasmes (légitimes ou pas) depuis tant d’années.
D’abord, JE NE CROIS PAS la République en danger avec le RN – en danger démocratique je veux dire. De mon point de vue, le RN n’est pas un parti d’extrême-droite, mais une déclinaison de la « droite nationale radicale », un parti populiste si l’on veut.
JE NE CROIS donc pas à l’arrivée, en juillet, sur les Champs-Elysées, des « chemises brunes » ou des soldats portant des drapeaux à croix gammée. C’est ici qu’il faut rappeler que le totalitarisme n’est pas seulement dans les faits, qu’il est aussi dans les intentions.
La question est alors la suivante : y a-t-il une intention totalitaire du RN et au RN ? Un complot anti-démocratique a -t-il été échafaudé ?
Rien ne le laisse penser. Mais les soupçons sont légitimes, si du moins l’on regarde l’Histoire de pays comme l’Allemagne et l’Italie durant l’Entre-deux-Guerres.
Bref, JE NE CROIS pas à une future privation des libertés, des libertés d’expression ou de diffusion ou bien d’aller et venir. JE NE CROIS pas que, le 8 juillet, au petit matin, M. Jordan Bardella (si c’est lui), à la tête de son gouvernement, couvrira le pays de camps d’internement ou d’extermination (exterminer qui ?). JE NE CROIS pas davantage au parti unique.
En clair, JE NE CROIS pas à la formation d’une société totalitaire en France. Ainsi, sauf hypothèse d’un coup d’Etat (mais à faire avec qui ?), le RN devra se plier aux règles de la cohabitation et respecter les articles de la Constitution de la Vème République. D’où le refus d’ores et déjà exprimé de M. Bardella d’accepter les fonctions de Premier ministre s’il ne dispose pas d’une majorité absolue à l’Assemblée.
JE NE CROIS PAS davantage au « miracle économique » (et financier) qu’induirait la mise en œuvre du programme de M. Bardella. Nous avons sous les yeux l’expérience de la gauche mitterrandienne en 1981 et nous nous rappelons combien l’écart peut être grand entre un projet de changement et la réalité finale. L’optimisme initial de 1981, on s’en souvient, s’est brisé sur la « realpolitik » dès 1983. S’il gagnait en juillet prochain, le RN l’apprendrait sans doute assez vite à ses dépens. Avec plus de 3 000 milliards de dette publique, un taux de chômage élevé, une croissance économique faible, ses ambitions seraient rapidement revues à la baisse.
JE CROIS EN REVANCHE au traitement discriminatoire à venir des populations « non-blanches », qu’elles soient d’origine étrangère ou de nationalité française (mais principalement noires et magrébines).
JE CROIS à une justice plus sévère et plus « incarcérante ».
JE CROIS à des forces de l’ordre (police nationale, CRS, gendarmerie) plus « interventionnistes » c’est-à-dire plus contrôlantes (contrôles d’identité au faciès, traque des petits toxicomanes). JE CROIS à un changement de mentalités dans ces services publics déjà sensibles, pour partie, à l’idéologie « frontiste »
JE CROIS à une ambiance post-électorale qui pourrait être délétère, à un climat de guerre civile (mais cela vaut tant pour l’arrivée au pouvoir du Nouveau Front populaire qui pourrait donner lieu elle-aussi à des « mouvements de foule »
Comme ces dernières croyances me semblent fondées (même si une croyance n’est jamais une certitude), il faut admettre que ce sont des faits en attente d’exécution. Le RN en effet, pour prendre ces rapides exemples, a annoncé le rétablissement des peines-planchers et veut des sanctions plus lourdes, et, bien sûr, ambitionne d’avoir partout l’ordre dans la rue. Sans doute, peut-on s’attendre aussi à la remise sur la table de la question de la suppression de l’excuse de minorité ou de celle de l’abaissement de la majorité pénale à 16 ans.
Encore une fois, cette présentation de mes « croyances » et de mes « incroyances » n’a eu d’autre but que d’éclairer le lecteur, non de le conditionner dans un sens ou dans un autre car moi, je n’ai aucune légitimité pour cela. Les sciences humaines doivent rester des « sciences modestes », pour reprendre le mot d’Edgar Morin. Et l’électeur fait ce qu’il veut dans les choix légaux qui lui sont proposés.
Pour rappel, j’aborderai dans un prochain papier l’examen du Nouveau Front populaire.
Michel FIZE,
Sociologue, politologue
Auteur de « La mégalothymia d’Emmanuel Macron, essai de psycho-analyse », Independant published, 2023)