Entrepreneur, Gilles Babinet est aussi le Digital Champion pour la France auprès de la Commission européenne depuis bientôt 4 ans. Il a participé ainsi aux débats visant à instaurer une politique commune sur le numérique à Bruxelles et est en charge de promouvoir les atouts d’une société digitale en France et en Europe. Selon lui, si les politiques ne prennent pas la mesure de la révolution en cours, le pays pourrait échouer dans sa transition.
Vous avez piloté en 2013 une étude pour l’Institut Montaigne intitulée « Pour un New deal numérique » qui prônait, entre autres, la modernisation de l’action publique. Trois ans après, avez-vous constaté des améliorations sur ce terrain ?
Est-ce qu’il y a eu des progrès ? Oui. Est-ce que cela va assez vite ? Non ! Il existe même des signaux d’alerte. En 2015, la France perd deux places et se situe à la 16ème sur 28, loin derrière les pays scandinaves, de l’indice de l’économie et de la société numérique [DESI : Digital Economy and Society Index – indicateur élaboré avec Eurostat par la Commission européenne pour évaluer l’évolution des pays de l’union européenne vers une économie et une société numérique, NDRL]. Par ailleurs, la France perd 7 places dans l’Open Data Index 2015, passant de la 3ème à la 10ème position. Une baisse qui s’explique surtout par le manque d’ouverture de jeux de données fondamentaux, comme les données notariales, les données géographiques ou celle des entreprises, qui restent accessibles uniquement entre contrepartie d’une redevance.
Quels sont les principaux freins au développement de la culture numérique au sein des responsables politiques ?
Le problème est que le pays est resté très technocratique avec des débats qui sont par nature politiques et mal administrés. La classe politique actuelle ne connaît pas ou mal les enjeux du numérique et de la révolution en cours. Nos responsables politiques sont simplement restés au XXème siècle. Il faudrait qu’ils passent la main à la génération suivante ; je rappelle que nous avons l’une des plus vieille classe politique d’Europe. J’ai parfois l’impression de perdre mon temps avec eux lorsqu’au bout d’un tiers de l’entretien j’en suis encore à l’explication de texte. Je sais alors qu’il ne sortira pas grand chose de la discussion. Le dialogue avec les responsables d’autres pays européens, comme l’Estonie, la Slovénie, les pays du Nord, ou le Royaume-Uni, sont d’un autre niveau. On passe directement aux sujets sérieux : comment donner plus de pouvoir aux citoyens ? Comment établir un cloud ouvert qui permette de conserver sa souveraineté ? etc.
Les géants du web réussissent en partie car ils se sont alliés avec leurs utilisateurs. Le numérique offre-t-il l’opportunité aux politiques de replacer les citoyens et les usages au cœur de l’action publique, et donc de regagner leur confiance ?
Ce serait en effet une opportunité. Mais cela doit aller au-delà, tellement les enjeux sont systémiques. Nous sommes dans une phase de quasi rupture anthropologique qui touche tous les secteurs, à tous les niveaux. Or, aucun responsable politique en a vraiment conscience. Par ailleurs, ils ont une façon dépassée de faire de la politique et de fabriquer le consensus. Ce n’est pas une fatalité. Beaucoup de pays ont réformé leurs institutions en étant plus inclusifs, en donnant davantage de place aux citoyens. En France, nous avons encore une approche néo-monarchique de l’organisation du pouvoir, très verticale, qui va à l’encontre de l’esprit du temps.
On le paiera cher. Les gens ne supportent plus ce qui vient d’en haut. Les politiques défendent la stabilité de la Ve République, ils évoquent le besoin d’autorité. Mais les enjeux dont il est question dépassent le niveau des réformettes qu’on tente de faire, par manque de consensus large. Si on ne change pas de modèle, on va droit dans le mur.
Quel message aimeriez-vous faire passer aux politiques ?
Il faut aplanir le monde et placer le citoyen au cœur de l’Etat. Je suis pour la fabrication du consensus par le numérique, la co-construction, la collaboration. Les mouvements citoyens ont pris de l’importance, surtout dans les pays de l’Est et scandinaves, moins en France. Quoi qu’il en soit, la question d’une nouvelle gouvernance est un vrai débat. La seule note positive vient du travail qu’a fait Axelle Lemaire : lors la concertation pour sa Loi, près de 20,000 citoyens ont participé. Le résultat est remarquable. Peu ou pas de critiques de la société civile qui s’est rangé derrière cette loi. Les seules idioties ont été réintroduites plus tard, par des parlementaires. C’est emblématique de ce qui marche et de ce qui ne marche pas.
Propos recueillis par Laure Kepes