Le dernier essai de Boualem Sansal, consacré à la langue française, est intéressant à plus d’un titre. C’est le terme exact en effet, car il aurait suffit d’écrire Français avec un F majuscule pour modifier le sujet de l’ouvrage. Et Sansal, fort de ce F majuscule aurait rendu un bel hommage au peuple français désormais sa nouvelle famille. Mais en écrivant français avec un f minuscule, l’auteur de 2084 la Fin du Monde, entend revendiquer sa passion à notre belle langue française. Après tout pourquoi ne pas lire le titre dans les deux sens ? Car n’en doutons pas, Sansal aime le Français, son histoire et son génie comme il aime le français, ses difficultés et sa syntaxe.
Qu’on s’en félicite donc ! En se penchant au chevet de la langue de Molière, ne s’occupe-t-il pas des Français écrasés par le bulldozer américain qui ne cesse d’abraser les routes mondialisées de l’information ? Cet homme né au temps où l’Algérie était découpée en départements français, encore un adolescent turbulent (qui ne l’est pas à 13 ans ?) quand ce pays s’arracha de la France ; cet homme donc, a exercé de hautes fonctions, sans jamais abandonner la langue des Encyclopédistes. Aujourd’hui, la littérature l’a prise en nourrice cherchant vainement à le consoler de toutes ses années de plomb et de soufre que fut la décennie noire où islamistes et militaires s’entre-dévoraient tandis qu’un peuple hagard regardait ces deux monstres espérant désespérément qu’aucun des deux ne l’égorgeât. Et voilà qu’à 75 ans il franchit la Méditerranée tel César le Rubicon. Car, celui qui fut francophone toute sa vie est désormais citoyen français. Ses papiers l’attestent ; son esprit le revendique.
Le Français parlons-en! n’est pas un essai, au sens professoral du terme. Rien à voir avec Gouverner au nom d’Allah 1 fouillé, érudit qui, en 150 pages, démonte sans concession l’idéologie pseudo-religieuse de la barbarie islamiste. Mais son dernier livre est tout autre : une extraordinaire déclaration d’amour qu’il fait aux héritiers de Voltaire et de Diderot, un vibrant hommage à une langue chantée par Villon, défendue par Vaugelas 2 et sublimée par Hugo ; une langue qui puise sa sève au plus profond des âges, enrichissant génération après génération un pays dont les littérateurs occupent les cimes de la pensée universelle.
Chaque livre porte en lui une part de son auteur. Il faut lire Illusions Perdues, Le Rouge et le Noir ou La Recherche pour saisir tout ce que Balzac, Stendhal et Proust ont laissé d’eux-mêmes à travers ces trois monuments de la littérature mondiale.
Sansal n’est ni Balzac, ni Stendhal, ni Proust, ni aucun grand auteur russe que cependant, il affectionne particulièrement.
Mais n’en déplaise à ceux qui ne voient en lui qu’un physicien quantique aux formules hermétiques, un de ces auteurs chez qui le wokisme donne des poussées d’urticaire ou plus trivialement le chantre de je ne sais quel conservatisme, Boualem Sansal est un homme du Verbe, un écrivain dont chaque livre dévoile chaque fois un peu plus de lui-même. N’est-ce pas Albert Camus qui, dans une lettre enflammée à Maria Casarès a écrit « l’écriture est la plus sûre façon de s’écorcher soi-même » 3
Sansal est un explorateur. Il aime les mots non pour ce qu’ils disent mais pour ce que précisément, ils ne disent pas. Le français, parlons-en ! est une invite au voyage. Page après page, il nous entraîne dans les profondeurs de la langue de France. Et pourtant, nous ne coulons pas ; bien au contraire.
Sansal remet les choses à leur juste place. Le latin langue morte ? Le grec « ancien » langue perdue ? L’hébreu langue synagogale ? Que nenni ! Le latin continue de vivre à travers les mots que nous employons au quotidien. Le grec « ancien » se rappelle sans cesse à notre vocabulaire à travers l’art, la science qu’elle soit exacte ou sociale.
Quant à l’hébreu, il revit avec force après des siècles d’endormissement. Quant au français, il s’appelait françoy bien avant qu’une administration tatillonne et post-moderniste l’enferme dans ce manoir dorée qu’on nomme pompeusement Cité de la Francophonie. Sansal déterre notre passé linguistique avec le flair d’un chien d’arrêt. Et quand il trouve des mondes oubliés tels les Celtes, ce n’est pas pour ergoter sur ce que ces ancêtres furent, mais parce qu’ils nous ont laissé des mots, des racines, une vision-du-monde, pour tout dire le respect des traditions : « Merlin de Brocéliande, Viviane et Morgane ses complices… Les Bretons s’attachent à de telles croyances. C’est ainsi qu’ils ont su rester eux-mêmes, uniques dans leur genre jusqu’à nos jours » (p.98)
En revanche, si l’envie vous prend d’étudier l’histoire des langues, ce n’est pas en ouvrant le livre de Sansal que vous pourrez faire votre miel. Allez plutôt chez un spécialiste comme Jean Sellier 4
Mais si vous voulez aimer votre pays plus fort encore, trouver dans le génie de son terroir quelque chose de plus grand et de plus émouvant, alors Boualem Sansal est votre homme.
Le français parlons en ! est aussi un essai qu’on peut, sans trop s’avancer, qualifier de « géopolitique ». « Faites du français une cause nationale, une affaire de sécurité nationale, c’est une question de toute première importance, de vie ou de mort (p.40) L’image est un peu forte, le trait un peu trop appuyé certes, mais l’auteur en ne mâchant pas ses mots nous place devant une réalité que, par couardise ou bien par paresse intellectuelle, on évite de voir. « La langue inclusive qui exclut tout n’inclut rien et au final éteint la vie dans le confusionnisme. » (p.122) ou plus porteur encore : « Deux civilisations ne peuvent occuper le même espace. On ne met pas deux tigres mâles dans la même cage, encore moins deux religions » (p.115)
Sansal s’insurge contre l’abandon du latin et du grec dans les établissements scolaires. J’irais bien plus loin dans l’analyse en disant que moins on cultive une jeunesse et plus on la laisse se vautrer dans la docilité et la paresse, histoire d’éviter « trop de prises de conscience » La télé-réalité, le globish élevé au rang de novlangue officielle, le vocabulaire rachitique, la syntaxe décérébrée et la grammaire asthmatique, tel est le paysage sémantique d’une génération américanisée mais qui parle mal la langue de Shakespeare, une jeunesse uniformisée qui a perdu tout sens de la création, une nation si égalitariste qu’elle a oublié d’être égalitaire. « le vrai drame n’est pas tant d’être à genoux, mais d’oublier qu’on l’est » (p.135)
Boualem Sansal ne nous apprend rien que nous ne sachions déjà. Au fond, je doute même que son intention profonde soit de nous expliquer notre quotidien. En revanche, avec ce dernier opus comme pour l’ensemble de son œuvre, il cherche à nous ouvrir les yeux. Ne fût-ce que pour cela, son action est vitale…vitale au sens étymologique du terme, c’est-à-dire touchant à la vie.
Michel Dray
Le français, parlons en ! Edition du Cerf 19€
- Gouverner au nom d’Allah, Gallimard, 2013, ouvrage ↩
- Grammairien célèbre qui aurait dit avant de mourir : « je m’en vais ou je m’en va ; l’un et l’autre se dit ou se dise » ↩
- Maria Casarès – Albert Camus 1944-4959 (en coll. Folio Gallimard) ↩
- Jean Sellier, une histoire des langues De la découverte, 2020 ↩